Paul Shaw (mon père) était géomètre chez H. M. Customs and Excise , et en cette année 1906, on l'envoya à Ballyhaunis, une petite ville dans l'ouest de l'Irlande. Il emmena avec lui sa jeune épouse anglaise, ainsi qu'il le faisait souvent lors de ses fréquents déplacements loin de chez eux à Herne Bay, dans le Kent (Angeterre).
Ils ignoraient combien de temps durerait sa mission et au lieu de louer une maison, ils prirent donc une chambre à l'hôtel Mc Crory, l'unique auberge dans cette petite ville tranquille. Contre toute attente, la vie était loin d'y être monotone. On y donnait des réceptions, des bals, et l'on se rencontrait aux courses, sans oublier les longues soirées d'hiver devant un bon feu, propices à se raconter des histoires.
Ma mère se passionnait pour ce pays et ses habitants, tout nouveaux pour elle, mais elle avait tendance à rire à l'écoute des histoires de fantômes et d'esprits, et autres faits paranormaux auxquels les Irlandais adhéraient avec enthousiasme.
Néanmoins, à de multiples occasions, au retour d'une bal ou d'une réception, elle avait bien vu que les chevaux refusaient de traverser un certain pont à l'extérieur de Ballyhaunis. Il reculaient, terrifiés, si on les y obligeait. Pour les amener à le franchir, les hommes devaient descendre de la voiture et leur couvrir les yeux avec un bandeau. On disait couramment que le pont était "hanté".
Pourtant, cela n'empêchait pas ma mère de qualifier ces histoires à dormir debout de "crépuscule celtique". Il arriva qu'un soir au milieu du mois d'avril elle et mon père allèrent se coucher tôt. C'était une nuit étouffante pour la saison et suivant la mode de l'époque les lourdes tentures et les volets sombres des fenêtres procuraient à la pièce une isolation quasiment hermétique. Mon père, après une journée harassante, s'endormit immédiatement mais Mère ne le pouvait pas. Elle était là, allongée à ses côtés, lorsqu'elle entendit soudain un véhicule approcher. Le clip-clop réguler des sabots des chevaux, le grincement des roues du carosse et le tintement du harnais résonnaient distinctement dans la quiétude profonde et le silence de la ville endormie.
"Comme un corbillard", pensa-t-elle.
Elle l'entendit s'avancer avec constance. Comme le véhicule s'engageait dans la place de la ville, les bruits se firent plus distincts. Puis à sa grande stupeur, les chevaux firent halte devant l'entrée de l'hôtel. Curieuse, ma mère ne put résister à la tentation ! Elle sortit du lit, tout en réveillant mon père, et après avoir chaussé ses pantoufles alla à la fenêtre.
Elle ouvrit les volets et plongea son regard dans la rue. Le clair de lune éclairait brillamment la place. Elle vit une grande voiture hippomobile de couleur sombre, le cocher assis immobile sur son siège, tenant haut son fouet, et quatre chevaux noirs attendant sagement entre les limons.
- Que peut-il bien faire là ? se demanda-t-elle à haute voix.
- Quoi qu'il en soit, ça ne te regarde pas, bougonna mon père. Reviens tout de suite te coucher.
Elle obéit à contrecoeur mais elle avoua qu'elle avait dû s'endormir très vite car elle n'avait entendu personne quitter l'hôtel pour être emporté par la voiture ni quelqu'un en descendre et entrer dans l'hôtel.
Le lendemain matin, ne tenant aucun compte des scrupules de Père, elle dévala les escaliers, bien décidée à avoir le fin mot de cette étrange affaire. Qui était cet hôte d'importance arrivé à l'hôtel si tard dans la nuit ? Elle avait vu ce carosse absolument magnifique qui devait appartenir à une personne de haut rang et fortunée.
Saluant Mme McCrory, la femme du propriétaire, Mère demanda innocemment :
- Que faisait cet immense carosse noir devant l'hôtel cette nuit ?
Mme McCrory pâlit et se dépêcha de se signer. Elle marmonna quelque chose d'inintelligible et se retira prestement.
L'auberge McCrory était un modeste hôtel géré en famille et Mère, en tant qu'invitée et bienvenue, participait à sa gestion. Mais maintenant elle sentait que l'ambiance était tendue. Bien qu'on ne l'y ait pas invitée, elle suivit Mme McCrory dans les appartements où logeait la famille, mais elle s'arrêta sur le seuil, sentant pour la première fois qu'elle était de trop.
La famille McCrory était réunie au salon, il y avait le prêtre de la paroisse, et tous étaient agenouillés et priaient. Certains des aînés étaient en larmes. Plus intriguée que jamais, Mère avisa l'aînée des filles, Eileen, avec qui elle s'était liée d'une solide amitié, et insista pour avoir une explication, qu'Eileen semblait étrangement réticente à donner.
- Sûr que ce présage de mort pour les McCrory, c'est juste une vieille superstition, dit-elle, gênée.
Mère savait que beaucoup de familles irlandaises d'ascendance exclusivement milésienne* (celtibère) avaient dans leurs familles des signes annonciateurs de malheurs, telles que la banshee, la sidhe**, ou quelque autre fée. Elle se rendit compte que les McCrory étaient persuadés que le grand carosse noir qu'elle avait rapporté avoir vu était une manifestation surnaturelle et qu'à leurs yeux cela était forcément un présage concernant leur famille. Elle continua d'interroger Eileen et apprit qu'en réalité peu de personnes l'avaient vu et quelques-uns l'avaient seulement entendu. Cela semblait extraordinaire qu'une personne ne faisant pas partie de la famille, et même pas irlandaise (une étrangère, pour ainsi dire) ait pu entrevoir le fantôme.
Pour une fois, Mère était sans voix.
On n'arrêtait pas d'aller et venir toute la journée. Les membres de la famille se rassemblèrent derrière des portes closes pour s'entretenir à voix basse. Enfin, dans la soirée du 20 avril 1906, Mère eut de nouveau matière à réflexion. Les nouvelles n'allaient pas vite à cette époque; les journaux anglais nous parvenaient tard dans la journée après qu'ils aient été publiés. Et quand ils arrivèrent avec le dernier train, ils faisaient leurs gros titres sur le tremblement de terre de San Francisco du 18 avril 1906.
Trois jours plus tard les McCrory reçurent un télégramme et ne manifestèrent aucune surprise. La dépouille de leur fils Andrew, qui exerçait sa prêtrise en Californie, avait été retrouvé dans les décombres.
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Frissons...
HorrorC'est une compilation de creepy pasta qu'il faut absolument lire dans le noir pour plus de sensation de frayeur...😈👹💀