L'épidémie de danse

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Au XVIe siècle, à Strasbourg, en Alsace, une épidémie dansante put être observée, au cours de laquelle de nombreuses personnes se mirent à danser dans les rues de la ville, prétendant ne plus pouvoir s'arrêter. Les victimes de cet étrange phénomène finissaient généralement par tomber de fatigue, et parfois même elles en mouraient.
Le 14 juillet 1518, pour une inexplicable raison, Mme Toffea se mit à danser dans les rues de Strasbourg et elle continua jusqu'à en tomber d'épuisement. Le lendemain, ignorant le courroux de son mari et ses vaines suppliques, elle reprit sa folle entreprise sous les regards amusés des passants. La malheureuse, que rien ne semblait pouvoir arrêter, dansa ainsi pendant six jours et six nuits, et peu à peu d'autres vinrent la rejoindre, qui se donnaient en spectacle de la même manière. Au bout d'une semaine ils étaient trente-quatre à gesticuler frénétiquement dans la ville, le 25 juillet ils étaient cinquante et le phénomène continuait à s'étendre, touchant indifféremment hommes, femmes et enfants.
Les scènes qui se jouaient dans les rues étaient terrifiantes et elles horrifiaient tous ceux qui en étaient témoins. Les maniaques se déhanchaient, les yeux levés le ciel, les traits déformés par la peur, ils criaient, demandaient de l'aide, mais d'une cruelle manière, ils ne parvenaient pas à arrêter de danser. Leurs chemises, leurs jupes et leurs bas trempés de sueur se collaient à leurs corps émaciés qui étaient secoués de mouvements spasmodiques et la chair meurtrie de leurs pieds saignait abondamment, dévoilant parfois leurs tendons et leurs articulations. Quand ils s'effondraient sur le sol, épuisés, alors ils continuaient à gesticuler, secouant leurs jambes et leurs bras de façon désordonnée.
Après avoir envisagé diverses théories, qui allaient de la malédiction à la possession démoniaque, les autorités strasbourgeoises, que cette épidémie inquiétait, demandèrent conseil aux médecins qui, excluant les causes astrologiques et surnaturelles, leur annoncèrent que les affligés étaient tourmentés par une maladie humorale causée par un sang trop chaud. A cette époque, les flux sanguins avaient la réputation de pouvoir surchauffer le cerveau, provoquant la colère, la témérité et la folie. Cependant, au lieu de prescrire des saignées ou des régimes alimentaires visant à refroidir le sang du malade comme il était d'usage dans ce genre d'affection, les savants conseillèrent de les laisser danser à leur convenance et sans interruption, pensant qu'ainsi le mal finirait par sortir de leurs corps et qu'ils en reprendraient le contrôle.
Tout fut alors mis en œuvre pour encourager les malades à danser. Deux grandes maisons de corporations, celle des tanneurs et celle des charpentiers, furent mises à leur disposition, et comme leur nombre ne cessait de grandir, des estrades de bois furent installées, sur le marché aux céréales et juste en face de la foire aux chevaux. Des musiciens furent engagés, qui avaient pour mission d'entrainer les affligés au son de leurs instruments, ainsi que des danseurs professionnels, qui devaient les soutenir si jamais ils venaient à défaillir. Chaque fois qu'un malade s'évanouissait, trébuchait ou ralentissait, alors les musiciens accéléraient la mesure et les attrapant fermement par le bras, les danseurs les encourageaient à presser le pas: » Ils ont dansé jour et nuit avec ces pauvres gens, » rapporta un témoin oculaire. Pendant que les maniaques s'agitaient au son de la musique, de la nourriture et de l'eau leur étaient proposées, afin que rien ne vienne les distraire ou ne les incite à partir. Cette prévenance entraina d'ailleurs un effet inattendu, certains voyant là un moyen facile de bénéficier de repas gratuits.
Malgré tous ces efforts, l'épidémie de danse ne cessait de progresser et vers la fin du mois de juillet, elle prit une nouvelle ampleur. Les endroits où étaient rassemblés les malades ressemblaient aux antichambres de l'Enfer et leur traitement était si terrible que certains, parmi les plus fragiles, vinrent à en mourir. Victimes d'épuisement, de déshydratation, de crise cardiaque ou d'accident vasculaire cérébral, ils tombaient à terre et jamais ils ne se relevaient. Vers la fin du mois d'août, 400 personnes avaient été touchées par le phénomène et elles se trouvaient dans un tel état de fatigue que parfois, il en mourait quinze en un jour.
Comprenant qu'ils s'étaient trompés, les dirigeants de la cité alsacienne interdirent les orchestres et ordonnèrent que les estrades soient démontées, après quoi ils réfléchirent une nouvelle fois à la question. Il était évident que les danseurs n'étaient pas en proie à une quelconque maladie humorale, comme l'avaient prétendu les médecins, mais qu'ils étaient victimes d'une malédiction envoyée par Saint Guy, qui reprochait probablement leur comportement dissolu aux habitants de Strasbourg. Une période de contrition fut alors instituée, durant laquelle le jeu, la prostitution et la danse furent formellement prohibés. La musique était tolérée en certaines occasions, lors des mariages et des cérémonies religieuses. Suivant la gravité de leurs fautes, ceux qui tentaient de braver les interdits étaient chassés de la ville ou condamnés à payer une forte amende. Un immense cierge à l'effigie de Saint-Guy, qui avait été fabriqué par des artisans strasbourgeois, fut brûlé lors d'une messe extraordinaire à la cathédrale, mais malheureusement rien n'y fit et les affligés continuèrent à danser.
Alors des chariots vinrent chercher les danseurs pour les amener en pèlerinage à Saverne, qui se trouvait à une journée de route de Strasbourg. Là, une cérémonie eut lieu dans une chapelle dédiée à Saint Guy, au cours de laquelle des prières furent dites devant un autel consacré au saint homme, puis les affligés reçurent chacun une petite croix et une paire de chaussures rouges, qui avaient été bénies, et ils furent ramenés à la ville. Alors, d'une incroyable manière, les maniaques s'arrêtèrent de danser et l'épidémie se termina enfin.
L'épidémie dansante de Strasbourg n'est pas la première à avoir été rapportée, mais elle est la mieux documentée de toutes grâce à Paracelse, un médecin et alchimiste suisse qui s'est rendu sur place en 1526, fasciné par l'histoire. Au fils des siècles, différentes théories ont été avancées pour tenter d'expliquer le phénomène, et après la malédiction de Saint Guy et la possession démoniaque, qui connait toujours un certain succès, l'ergotisme a été privilégié. La maladie, qui est due à l'ingestion d'alcaloïdes produits par l'ergot de seigle, provoque un certain nombre de symptômes physiques, parmi lesquels une vasoconstriction des artères des membres, des nécroses, des gangrènes des extrémités mais également des troubles psychiques, des délires, des hallucinations, des convulsions etc... John Waller, qui a écrit deux livres sur l'épidémie de 1518, souligne cependant qu'en cas d'intoxication, les jambes des personnes affectées par l'ergotisme sont moins irriguées du fait de la vasoconstriction, et qu'elles n'auraient jamais pu danser pendant des heures, comme elles l'ont fait.
L'écrivain propose une autre hypothèse, qui est probablement la plus prisée à l'heure actuelle, selon laquelle le phénomène aurait été la conséquence d'une hystérie de masse due aux conditions de vie particulièrement difficiles à ce moment-là. En effet, depuis le début du XVIe siècle, les alsaciens étaient en proie à de terribles épidémies, et juste avant l'épisode de la manie dansante ils avaient subi deux années de sécheresse et de grand froid, qui avaient fait se profiler le spectre de la famine.
Ces tragédies auraient instauré un climat de terreur parmi les habitants de la ville, qui se seraient crus abandonnés de Dieu. Alors, se pensant brusquement frappés par la malédiction de Saint-Guy, qui était réputé pour guérir mais également infliger des maladies, ils se seraient mis à danser, créant une hystérie contagieuse. Pour résumer la théorie de John Waller, l'extrême détresse psychologique des Strasbourgeois aurait été responsable d'une psychose collective, qui aurait pris la forme d'une épidémie dansante.
Certains, comme le sociologue Robert Bartholomew, pensent que la manie dansante faisait probablement partie du rituel d'une secte, dont le culte se tenait sous couvert de la danse. Cependant, cette explication est contestée car tout laisse à penser que les affligés, qui semblaient terrifiés par leur état, n'avaient aucune envie de se livrer à ces gesticulations.
Il est difficile de concevoir que de nombreuses personnes se soient mises à danser ainsi sans parvenir à s'arrêter, et que certaines aient pu en mourir. Pourtant, l'histoire s'est répétée à plusieurs reprises entre le XIVe et le XVIIIe siècle, et la raison de ce phénomène reste toujours un mystère de nos jours.

Sources: Seriously Science, Le Monde , Article 11 .

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