Le vent frais s'infiltre sous ma veste, glace mon cœur écorché.
Dans l'air aigre de la nuit, ma bécane avale l'asphalte vers la Manche, vers chez moi, tremble sous mes doigts jusqu'à atteindre les 200 km/h sur l'autoroute.
J'ai besoin de me vider l'esprit, besoin d'effacer la douleur qui me vrille le corps.
Ma tête tourne, mes pensées virevoltent, s'emmêlent, se font la guerre.
Mes yeux brûlent, mes pleurs de détresse coulent, recouvrant mon être en peine de celle que je viens de perdre... Pour toujours.
Des mois de combat inutiles. Des jours à s'aimer, à se détester, à se retrouver pour mieux se quitter. Des âmes qui cèdent pour mieux se briser.
Pourquoi les faits sont-ils si difficiles à comprendre ? Pourquoi ma vie doit-elle toujours se situer à contresens ?
Mon téléphone vibre dans ma poche. Je décélère, fais ralentir ma moto en sortant à la première aire pour m'arrêter à une station-service.
Une fois mon casque ôté, je saisis une goulée d'air. J'étouffe dedans. Il me faut reprendre mon souffle, reprendre une bouffée d'elle, une exhalaison de rien.
J'essuie une des nombreuses larmes qui dévalent sur mes joues en parcourant péniblement le message d'Aaron.
La citerne d'alcool ingurgité avant de partir m'a mis knockout. La difficulté de m'exprimer devient gênante.
[Je viens d'arriver. On se voit demain, mon pote ?]
Mes doigts tapent à plusieurs reprises une réponse en trébuchant sur les mots avant d'enfoncer ma black card dans le lecteur.
[Où es-tu ?]
Le pistolet à essence raccroché, mon portable presque vide de sa batterie se met à vibrer de nouveau dans la poche arrière de mon jean.
[Westminster. Le Touquet. Le matin, j'ai un rendez-vous pro. On se retrouve chez toi, demain. PM. ?]
[Sur place dans 30 minutes]
Westminster, j'y suis allé, il y a quelques mois pour affaires. Je connais donc le trajet pour m'y rendre.
Mon cellulaire calé dans la poche fermée de ma veste en cuir, j'enfourche ma moto, enfile mon casque et mets les gaz. Je passe une vitesse. Puis deux. Trois. Quatre. J'enclenche. Cinq. Six.
Le vent me fouette, mais mes 125 chevaux arrivent à le défier. Je le fuis, me bats contre un souffle à en perdre haleine, contre le seul qui se lie à ma douleur en ce moment : personne à part moi-même.
Une fois dans l'allée bétonnée du palace, je béquille, non sans peine, ma moto sur le pied latéral. Quand le voiturier s'approche, ce dernier n'a d'autre choix que d'intercepter mes clés lancées par-dessus mon épaule. D'un hochement de tête, je désigne la plage plongée dans le crépuscule de la nuit.
— Dites à mon ami... Que je vais faire trempette.
Ma bécane en main, le portier me suggère :
— Il fait un froid de canard. Venez donc vous blottir dans la douce chaleur d'une flambée de cheminée.
Il pense que je ne vois pas clair dans son petit jeu. J'ai bu, en revanche, je contrôle toujours la situation. Pas toutes, néanmoins, mes jambes me supportent encore un peu pour me permettre de continuer mon chemin.
La fiole sortie de la poche intérieure de ma veste, j'en prends une longue goulée au moment où le klaxon d'un automobiliste sur le point de me percuter résonne au milieu de la chaussée.
Va te faire foutre !
— Ethaaan !
Ma tête étourdie perçoit la voix de mon meilleur pote. Aaron accourt dans les lumières des lampadaires qui découpent sa silhouette en un halo sur le rivage.
— Mon frère, on dirait un ange avec une auréole que tu ne porteras jamais.
— Tu es malade d'aller au bord de mer par cette tempête ! Le flot n'a pas encore atteint sa grande amplitude, tu veux qu'on retrouve ton cadavre sur les côtes anglaises ?
— Au point où en est ma vie...
Trois verres entiers de whisky et une bouteille de Knockeen Hills à sept cents livres explosés contre le mur n'ont pas suffi à calmer mon corps submergé par le chagrin. Il m'en faut plus. Beaucoup plus pour noyer cette insupportable tristesse qui inhibe tous mes membres.
— Je vais te ramener à l'intérieur. Bouge !
— Lysa me quitte...
— Arrête tes conneries ! Elle vient à peine de rentrer, alors continue à avancer, imbécile !
— Elle va me laisser, je te dis !
Un mal de crâne me vrille les tempes, faisant une putain de bagarre avec mon rye de 1951. Le corps gelé, mes yeux gonflés et rougis errent à travers la salle du Westminster.
Le bar typiquement anglais est resté fidèle à lui-même depuis ma dernière visite. Les boiseries sont en acajou, le mobilier en velours pourpré.
Bienvenue à la maison, Ethan.
Tout à coup, mon être s'effondre. Mes nerfs lâchent, mon cœur palpite, je suis épuisé. Mon âme est une ruine dévastée.
— Eh, tu me fous les boules ! Qu'est-ce qui t'arrive ?
— Je me sens seul... incomplet... C'est comme si... comme si, je m'étais perdu moi-même.
L'éclair fugace d'inquiétude que je lis dans ses yeux me fait savoir qu'il pense au pire.
— Mais... Mais, tu ne m'as pas dit qu'elle devait être libérée, aujourd'hui ?
J'affirme en hochant la tête en silence.
— Tu avais raison. Il suffit de peu de mots pour souffrir.
— Putain, Ethan, je ne pige que dalle à ce que tu me racontes !
Après avoir commandé deux ballades de whisky, je vide mon sac. Je lui parle de l'âne que j'ai été, l'histoire véridique avec une manière bien précise de la narrer. Pas du tout celle à mon avantage.
Aaron saisit avec une grande rapidité. J'écoute ses idées, ses mauvaises louanges, et aussi surprenant soit-il, le scandale de mon féal au bénéfice de ma petite amie qu'il ne connait pourtant pas. Toute sa théorie sur les plaies profondes infligées me fait chuter un peu plus dans la démence. Ses mots sont capables de frapper fort quand il en a envie. Surtout à l'endroit où ça fait très mal.
— Je voudrais juste lui dire qu'elle me manque, que j'aimerais la tenir dans mes bras. Me rassasier simplement de son odeur.
— Cesse de toujours dominer, t'as assez foutu le merdier au sein de votre couple. Laisse-la méditer.
— Dominer... ? Cette fille, je la respire, tu comprends ?
— T'as beau me ressasser que tu es enchaîné à son âme, tu ne peux pas lui exiger l'obéissance. Elle sort à peine de taule et apprend que tu as couché avec une autre. Comment réagirais-tu ?
Je le remercie en silence de ne pas évoquer Kate. J'ai assez de repentirs d'être retourné avec mon ex-femme.
— Tu as raison. Je devrais peut-être lui laisser le temps d'encaisser.
Aaron fait signe auserveur de nous rajouter deux balades, toutefois, j'aurais de préférence besoind'une longue randonnée pour épuiser la douleur dans mon corps.
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L'envie d'aimer - Tome 2
Storie d'amoreL'amour ne suffit parfois pas pour combattre la misère. Quelquefois implacable et hors la loi, elle peut être tragique, atroce, mais très souvent, quand deux êtres s'aiment, elle reste spirituelle.