Le père de famille

414 37 59
                                    

Dans le village, tout le monde connaissait M Leroy. Le boulanger à qui il livrait de la farine venant droit du moulin chaque jour, le garçon chétif du marché qui le jalousait en voyant qu'il vendait plus d'oeufs que lui, le maire, ce bon M Martin qui logeait les pauvres en leur donnant un emploi et son voisin qui pestait en disant que les enfants Leroy distrayaient son chien de garde. Tous ces gens-là connaissaient cet homme tant pour le fait qu'il soit juif tant pour le fait qu'il soit fermier dans le sang et dans le cœur, tenant à ses terres comme à la prunelle de ses yeux tel son père il y a des années de cela. Le voir dans ses champs de blé était voir un lion sautant sur une gazelle pour ensuite la dévorer : il travaillait jour et nuit pour enfin avoir satisfaction, ce désir de se sentir fier de gagner son pain et de ne devoir rien à personne.

Bien sûr, il n'était pas le seul fermier du village, mais il avait une sacrée réputation George Leroy ! Il était connu en particulier pour le scandale qu'il avait fait à la banque cinq ans plus tôt. Il lui manquait de l'argent pour ses récoltes et donc venait la seule solution, le prêt. Comme il n'aimait pas être redevable, cela lui avait coûté beaucoup mais il n'avait pas le choix.

Alors il était allé voir le banquier, M Thénard, en lui demandant une somme considérable qu'il pourrait rembourser dans les mois à venir.Le banquier, bien que comprenant la situation, avait refusé, mettant la demande en attente car beaucoup d'hommes avaient déjà demandé un prêt. Frustré, George Leroy avait déclaré : « Eh bien monsieur ! Vous regretterez votre réponse et mon blé quand vous tomberez malade à cause du pain de Jonas ! ». Jonas était le voisin de M Leroy et ce dernier savait qu'il y avait des rats chez lui et que des enfants ainsi que des femmes commençaient à être malades.

Le banquier, manquant de s'étouffer avec le pain qu'il mangeait justement, était allé chercher Jonas qui très susceptible, avait frappé Leroy qui s'était lui-même entrainé dans le duel. Le village entier avait assisté à la bagarre et pour finir, on avait décrété que le mieux à faire était que Jonas paye une fortune pour chasser les rongeurs et que George ait son prêt.

C'était là le côté digne et un peu arrogant de George Leroy, mais il y avait chez lui une source familiale très importante, transmise par son père, Alfred Leroy, lui-même paysan pauvre allant seulement se distraire au bistro du coin, passant le plus de temps chez lui à prendre soin de sa femme et de son fils, comme George aujourd'hui.

Le jour où il avait légué la ferme à son fils, il lui avait dit :« Les valeurs George, se sont les plus importantes dans l'histoire. La bourgeoisie n'est pas le paradis et travailler dans la sueur est la valeur la plus belle du monde que Dieu reconnaîtra toujours ».

Cette phrase était devenue une chanson, une chanson qui avait été la dernière phrase d'Alfred Leroy, mort d'ivresse, ne sachant plus pourquoi vivre sans sa femme, mère de Georges et femme ouverte à tous les choix, toutes les tâches ménagères qui pour elle étaient façon de soigner son mari qui veillait à son bonheur, un bonheur qu'elle n'aurait jamais pu avoir sans lui. Elle était la femme rêvée par tous les hommes de cette époque, gaie, insouciante et reconnaissante. On pourrait dire presque soumise si on y voyait le côté machiste de son mari.

Le jour de la mort de son géniteur, George ne voulut pas montrer sa peine ni à sa femme ni à ses enfants. Dès quatre heures du matin,il était au moulin pour faire la farine qu'il devait livrer dans deux heures et en attendant que tout soit prêt, il était dans sa grange en compagnie de sa chèvre à qui il tirait le lait. Ses mains rouges et égratignées forçaient sur les mamelles et ses paumes devinrent moites, essuyée sur le pantalon à bretelle qu'il portait sur son corps musclé. À plusieurs reprises, il tamponnait son ample front d'un mouchoir souillé de suie et peignait avec ses doigts ses cheveux désordonnée et crasseux. Dans le faible reflet de l'eau qui remplissait un seau au clair de lune, il se regarda, sa bouche pincée formant une moue dégoûtée en voyant son visage joufflu, ses yeux bruns en amandes soulignés de cernes violets et surmonté de sourcils fournis grisonnant avec l'âge tout comme ses favoris, sans oublier cette verrue qui persistait sur son nez aquilin.

Les mots d'ÉdouardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant