Marius

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Deux semaines s'étaient écoulées depuis la visite d'Édouard chez le libraire. Le jour qui avait suivi, on avait pu lire dans le journal local un poème appelé Le champs des ombres, sonnet écrit par Édouard juste avant qu'il ne s'en aille de la ferme. Il l'avait choisi avec soin, le trouvant atypique par rapport à ce que le libraire lui avait dit. Ce sonnet ne ressemblait ni à Rimbaud, ni à Verlaine.

Malgré tout, les critiques ne furent pas à la hauteur des espérances du jeune écrivain. Elles étaient en majorité décevantes, le rédacteur du journal ne montrant aucun enthousiasme à l'écriture de ce texte. Il disait que le poème était banal et déprimant. À ces mots, l'auteur aurait aimé rétorquer que si le poème en lui même était déprimant, c'était parce que tout n'était pas rose dans la vie, que son enfance avait été déprimante, que la guerre était déprimante, que l'esprit des gens était déprimant, mais il ne pouvait rien dire, ni même écrire.

Le poème n'ayant eu un succès grandiose, Édouard n'avait pas récolté plus de vingt franc, ce qui suffisait pour deux trois jours, voir une semaine, mais pour deux semaines... non. Plus les jours passaient,plus les moyens manquaient. L'argent reçu par la presse lui avait servi à boire et manger pendant quelques temps, mais au bout d'une semaine, il fut obligé de vendre sa plume, un cahier neuf qu'il avait eu au libraire et même la corde à sauté qu'il avait acheté à la base pour sa petite sœur.

Pourtant cela ne suffisait toujours pas pour vivre convenablement. Édouard aurait pu chercher un abri dans une maison généreuse, mais il était forcé de se cacher sous les voitures ou les camions car les soldats allemands paradaient dans les ruelles au garde à vous. Si jamais ils le trouvaient, ils l'amèneraient à la Gestapo et là se serait la fin de tout, même si la fin de l'espérance n'était pas loin,guettant Édouard du haut du pont Mirabeau, là il dormait chaque nuit avec pour seule couverture une veste qu'il avait volé sur une pile de vêtements devant une maison.

Paris avait englouti tous ses rêves.


Un jour, alors que tout était calme en ce début d'après-midi, Édouard entendit au-dessus de sa tête des cris d'enfants. Surprit, il se redressa, essayant d'ignorer le vertige qui s'emparait de lui. Il n'avait pas mangé depuis des jours et bien qu'il était habitué à entendre son ventre crier famine, il avait battu son record, sa mère le laissant sans nourriture au maximum deux jours auparavant.

Le soleil était si fort qu'Édouard dut mettre sa main en visière pour apercevoir quelque chose. Dans le faisceau de lumière, il vit deux garçons, l'un en face de l'autre, le deuxième reculant jusqu'au bord du pont.

- Allez, donne moi tes sous, ne traîne pas ! beugla l'un des gamins, les poings sur les hanches.

- Je n'en ai pas, répliqua l'autre, appuyé désormais contre le rebord du pont.

- Bien sûr que si ! Ton père te file au moins trente franc par jour avec tout le fric qu'il se fait !

Édouard commençait à serrer les poings : il détestait entendre ce genre de chose, cela lui rappelait l'école quand il était petit.Sauf que lui, on ne l'embêtait pas parce qu'il avait de l'argent mais parce qu'il était à moitié juif et qu'il n'avait pas les moyens pour s'acheter un uniforme d'écolier neuf. Irrité, il sortit de sous le pont.

- Louis, je te dis que je n'ai pas d'argent ! s'époumona le deuxième gamin. Mon père gagne bien sa vie mais cela ne veux pas dire que je suis riche comme lui !

Édouard empruntait maintenant le pont, apercevant de plus près les deux garçons. Le premier, Louis, avait des cheveux blonds, des yeux gris un peu bridés et une silhouette trapue, habillé d'une veste et d'un pantalon troué. Le deuxième était plus grand et avait une voix plus grave que le blondinet mais il était plus mince. Il avait des cheveux bruns ondulant, des yeux sombres et une tenue plus complète que celle de son agresseur : une chemise bleue claire et un pantalon gris ainsi que des chaussure cirée. Hormis les vêtements,Édouard crut voir son petit frère, celui-ci certainement en train de cultiver le blé. Il cessa d'y penser, Romain lui manquant beaucoup.

Les mots d'ÉdouardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant