Une envie de fuite

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En fin d'après midi, alors que Édouard écrivait soigneusement un chapitre des péripéties d'Eugène, il entendit Richard appeler sa fille, qui d'un pas précipité descendit au séjour. Apparemment,son père n'était pas d'humeur radieuse malgré le joyeux repas qui s'était déroulé il y a quelques heures. Et quand il était question de joyeux repas, ce n'était évidemment que pour Viktor et Richard, car les autres convives n'avaient pas desserré les dents de tout le déjeuné, même Mme Lavalière semblait soucieuse.

Pressentant que la discussion allait être animée, Édouard posa son stylo plume et ouvrit la porte en essayant de ne pas la faire grincer. Cela fait, il se dirigea vers l'escalier et se pencha par dessus la rampe pour entendre la conversation :

- Jeanne, débuta Richard, il n'est pas normal que Viktor soit venu autant de fois chez nous alors que toi, tu n'es jamais allée chez lui.

- Je vois où vous voulez en venir père, assura sa fille, hautaine. Vous voudriez sans doute que j'aille chez mon noble prétendant, pas vrai ?

- Ne prends pas un ton aussi insolent, je te prie ! aboya son père. Mais tu as raison, l'idée est là. J'ai déjà prévenu Viktor et tu iras chez lui à 21h. C'est une heure peu convenable mais ses parents travaillent tard à la Kommandantur.

De l'étage, Édouard put entendre la grande inspiration de Jeanne avant qu'elle ne s'insurge :

- Vous lui avez annoncé ma venue sans m'en parler avant ? Oh et puis, cela ne change rien, je n'irai jamais chez lui.

- Pardon ?

- Vous m'avez bien entendu. Jamais, vous m'entendez, jamais je n'irais chez des gens aussi prétentieux, arrogants et sadiques tels que les Astier !

- Ne parle pas comme ça Jeanne ! Les Astier sont riche, brillants...

- Et leurs décisions, leurs actes, elles ne comptent pas peut-être ? le coupa Jeanne, révulsée. Tous ses pauvres gens qui meurent de faim, ces juifs qu'on emprisonne, qu'on maltraite et qu'on tut, vous ne trouvez pas ça ignoble ? Oh mais bien sûr, non, puisque vous travaillez au service des boches !

Édouard retenait sa respiration, il avait peur qu'elle soit allée trop loin.

-Je ne répondrais pas à ce discours, conclut Richard d'un ton ferme.Tu iras chez Viktor ce soir à 21h bien habillée, fin de la conversation.

On pouvait entendre les pas de M Lavalière s'éloigner tandis que Jeanne remontait les escaliers quatre à quatre, ses joues rouges de colère.

Elle courrait vers la chambre d'Édouard sans savoir qu'elle l'avait raté en remontant. Remarquant qu'il n'y était pas, elle se retourna et l'aperçut appuyé contre la rambarde des escaliers.

- Tu nous as entendu, devina-t-elle, d'une voix lasse.

- J'ai entendu parler fort, désolé, s'excusa-t-il.

- Tu ne crois pas que tu t'es déjà assez excusé aujourd'hui ? Arrête Édouard, tu n'es responsable de rien là-dedans.

Elle était lessivée, son regard ne croisant même pas celui de son interlocuteur, plongé vers le planché.

- Je ne m'excusais pas pour moi, reprit calmement Édouard, en s'avançant vers elle. Je voulais dire que j'étais désolé pour toi, pour ce dîner auquel tu n'as aucune envie d'aller.

Jeanne leva les yeux, et vit qu'il était sincère, ses iris vertes exprimant la compassion.

- C'est à moi d'être désolée, soupira-t-elle. Être à fleur de peau ne m'aide en rien.

Les mots d'ÉdouardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant