Prologue

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Le café faisant l'angle de la place des pauvres était calme en cette heure matinale. Quelques habitués étaient attablés au bar pendant que d'autres comptaient leurs pièces dans l'espoir de pouvoir s'acheter une boisson chaude.

L'hiver était glacial, cette année-là, à Baltivia. Le volcan, pic montagneux de l'île, était enneigé et gelé par le froid. Le quartier des pauvres, encastré au cœur de l'île et entouré par une panoplie de quartiers riches, lui, avait du mal à survivre. Un habitué du café manquait à l'appel, ce matin-là. Il n'avait pas survécu à la nuit. C'était ce qu'avait pensé Monsieur Bob, le gérant du bistrot, quand il n'avait pas vu Gerry arriver. Les intuitions du vieillard se révélaient toujours exactes. Chaque pauvre le savait.

Quand Monsieur Bob disait qu'une tempête se préparait, le lendemain, c'était le déluge. Quand il prévenait que les taxes allaient augmenter, les jours suivants, il changeait sa grille de prix faisant fuir les clients les plus dépourvus d'argent.

Le patron du café était un homme dont l'âge exact ne se lisait plus sur ses traits. Ses rides se creusaient dans sa peau couleur ébène depuis tant d'années maintenant, qu'il était difficile de les compter. Le physique du vieil homme suivait de moins en moins bien, et cela attristait tout le quartier. Il était comme un symbole auprès des pauvres, quiconque vivait dans le quartier Central connaissait son existence. Il était le vétéran, le mentor de chaque nécessiteux en quête de liberté. Quand un nouveau-né arrivait, Monsieur Bob faisait partie des premiers à avoir l'honneur de le prendre dans ses bras. C'était comme si le quartier Central était né avec cet homme. Il était comme ancré dans les lieux. Il construisait le patrimoine humain de cette zone qui pouvait paraître sans vie.

Chaque jour était dur pour le quartier Central de Baltivia, mais les hivers restaient les périodes les plus redoutées. Cela, le Fortunéum l'avait bien compris. Gouvernement géré par des personnes ayant un capital monétaire au-dessus de la moyenne, le Fortunéum n'hésitait pas à arracher aux plus démunis les seuls conforts qui leur étaient encore accessibles.

Quelques semaines auparavant, le chauffage avait été coupé laissant des foyers dans la misère la plus totale. Les pauvres ne vivaient plus. Ils survivaient.

Le gouvernement leur laissait tout de même un puits d'eau chaude et quelques commerces de proximité dans leur zone. Ce n'était pas de la sympathie de la part des riches mais plutôt un moyen de pression. Si les démunis ne respectaient pas leurs rendements, le Fortunéum pouvait encore leur supprimer quelque chose d'inutile aux yeux des riches mais essentiel et vital pour la basse population.

Le quartier des pauvres existait encore pour éviter aux plus aisés de se salir les mains. Ils étaient de corvées de champs, de tissage ou encore d'élevage. Sans le travail des pauvres, les riches ne vivraient pas. Ce gouvernement était instable, et tout cela, riches comme pauvres étaient au courant. Cependant, personne ne disait rien. Les fortunés étaient bien trop heureux de leur situation pour oser se révolter tandis que les nécessiteux n'avaient pas une voix assez forte pour se rebeller. Ils étaient pris au piège. S'ils n'effectuaient pas le rendement souhaité, leurs conforts seraient supprimés et ils mourraient. S'ils contredisaient le système, ils se faisaient abattre. L'issue était la même.

Dans le café de Monsieur Bob, deux jeunes filles regardaient la télévision – seul moyen de communication octroyé dans ce quartier afin de garder les pauvres à la merci du gouvernement –. L'une avait le teint hâlé, de longs cheveux brun, filasses et des yeux en amande couleur noisette. Si elle avait pu vivre au-delà des frontières de ce quartier, elle aurait eu la belle vie. L'autre était légèrement plus grande avec une peau aussi neutre que la neige. Ses cheveux châtains étaient négligemment attachés à l'aide d'une pince, ramassée dans la rue, et ses longs doigts, fins et agiles tapaient le bois du bar à un rythme effréné. Ses yeux gris se connectèrent à l'écran quand une coupure info fit son apparition.

« Information à toute la population du quartier Central de Baltivia : en raison de tentatives de vol à maintes reprises, le puits d'eau chaude sera asséché pour la semaine. Nous vous demanderons donc de réfléchir avant de vouloir prendre plus que la dose autorisée. L'eau chaude reviendra jeudi prochain, à vingt-deux heures. En attendant, n'oubliez pas, le rendement est important. »

La jeune fille aux yeux gris tapa fortement du poing sur le bois rugueux du bar tandis que des messes basses commençaient à se faire entendre entre les murs de cet établissement.

— Nora ! Calme-toi ! rétorqua son amie.

La brune lui saisit la main et la posa délicatement auprès de sa tasse de café.

— Que tu n'aimes pas le gouvernement, soit, mais ne le fais pas remarquer auprès des autres si tu ne veux pas avoir d'ennui.

Le ton de reproche était bien présent dans la voix de la jeune femme, si bien que la main de Nora se décontracta.

— Excuse-moi, Emy, excuse-moi. C'est juste que ça me révolte.

L'intonation de Nora s'accentua sans pour autant éveiller les soupçons des personnes qui les entouraient.

— Regarde autour de toi, bordel ! Est-ce que tu vois Gerry ? Non, tu ne le vois pas. Tu ne peux pas le voir. Et pourquoi ça ? Parce qu'il est mort à cause de toutes ces restrictions faites par le gouvernement ! Tu comprends ça, ou pas ? Gerry est mort à cause de ce putain de gouvernement !

Emy regarda son amie dans les yeux. Elle avait raison. Malheureusement, l'agressivité de Nora n'allait pas arranger les choses.

— Je comprends très bien, Nora. Mais si tu veux exprimer ta haine envers le Fortunéum, fais-le en silence. Je ne veux pas te perdre.

En silence ? Ces mots retentirent dans l'esprit de Nora. Elle avait sa solution. Il ne manquait plus qu'à la mettre en place. Son esprit vagabonda dans l'espoir de trouver une idée tandis que ses mains se resserrent sur sa tasse et se joignirent lors de sa réflexion. Le code barre tatoué sur son poignet la démangeait mais elle laissa cette douleur de côté et se reconcentra. Le son du téléviseur n'était plus qu'une nuisance de plus parmi le brouhaha présent dans le bar, ce matin-là. 

UnFortunéumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant