Chapitre 23

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Nous marchons depuis plusieurs heures déjà. Certains novices, qui au départ discutaient joyeusement, ont fini par se taire et marchent en silence. Je n'adresse la parole à personne, perdue dans mes pensées. J'essaye de me distraire en regardant le paysage bien que la forêt soit des plus monotones.


Je pense à mes parents et, étonnamment, j'en viens à penser à ma première copine. J'avais bien essayé de sortir avec des garçons, comme toutes les filles de ma classe, mais je n'étais jamais tombée amoureuse et ça ne durait pas très longtemps avant qu'ils se rendent compte que quelque chose clochait avec moi. J'ai rencontré cette fille à seize ans, dans mon école. Le fait qu'elle ait un copain ne m'empêchait pas de ressentir des choses pour elle. Chaque jour, je l'observais, devenais son amie et tombais un peu plus amoureuse. J'avais compris depuis un moment que j'étais lesbienne sans jamais oser me l'avouer. Je n'arrive d'ailleurs toujours pas à me faire à ce mot dans ma bouche. Selon moi, je tombe simplement amoureuse des mauvaises personnes. J'avais bien trop peur de me faire repousser pour tenter quoi que ce soit. Et, chose étonnante, c'est elle qui fit le premier pas. Son copain l'avait quitté depuis très peu de temps et je me faisais un devoir d'être là pour elle. Je me souviens de notre premier baiser comme si c'était hier.


« Je n'ai besoin que d'un regard pour comprendre ce qui se passe. Sans aucun commentaire, je la serre dans mes bras et lui caresse les cheveux. Ses larmes mouillent mon t-shirt et elle s'en excuse à plusieurs reprises.

-Ce n'est rien. Il part quand ?

Bien que notre pays soit encore à l'abri des combats pour le moment, une grande partie de l'Europe est déjà en guerre. Nous savons tous que les membres de notre famille risquent d'être appelés au front. Ils ont toujours besoin de gens à jeter en pâture à l'ennemi.

-Demain.

Sa voix brisée me fait mal au coeur et je la sers plus fort contre moi.

-Il va s'en sortir. Tout va bien se passer.

Son frère a été appelé. Après son père, qui est parti il y a quelques semaines.

-Tu sais bien que non. Il mourra. Papa mourra. Et lorsqu'ils n'auront plus assez d'hommes, c'est maman qu'ils enverront au combat. Ils n'ont aucun scrupule.

La rage qui brule dans ses yeux ne la rend que plus séduisante. Ses cheveux sont si doux sous mes paumes que j'aurais presque peur de les abimer.

-Sois forte. Pour lui.

Elle me regarde enfin et je sens mon coeur se briser. Je déteste voir toute cette tristesse dans ses yeux. J'essuie la larme qui coule le long de sa joue avec mon pouce. Sa peau est satinée, parfaite.

-Embrasse-moi.

Je reste abasourdie, trop surprise pour réagir. Ce n'est que lorsqu'elle tire sur ma nuque pour m'attirer à elle que je comprends ce qui m'arrive.

Je ne dirais pas que des feux d'artifices explosent dans mon ventre. Simplement que c'est le baiser le plus triste, doux et léger au monde. Je sens le sel de ses larmes dans ma bouche. Lorsque nos bouches se séparent, je n'ose pas ouvrir les yeux. J'ai peur que tout disparaisse, que ce baiser n'ait jamais existé. Pire, qu'il ne signifie rien pour elle.

-Depuis quand en meurs-tu d'envie ?

Ses mots me font sourire et j'ouvre enfin les yeux.

-Longtemps.

J'inspire à nouveau. Je ne m'étais pas rendue compte que j'avais arrêté de respirer. Son sourire doux me fait craquer.

-Tu penses que c'est possible de tomber amoureuse d'une fille en étant hétéro ?

-Bien sûr. Je l'ai fait.

Elle éclate de rire et ce son me fait du bien. Son rire se transforme peu à peu en sanglot et je la reprends dans mes bras.

-Notre seule préoccupation devrait être de l'annoncer à nos parents. »

Repenser à cette histoire me fait monter les larmes aux yeux. Elle avait tant raison. Nous aurions dû être stressées à l'idée que nos parents, nos amis, notre famille l'apprennent. Pas à l'idée que la guerre nous sépare. Et pourtant c'est ce qu'elle a fait.

Quelques jours plus tard seulement, elle déménageait. Après le départ de son frère, sa mère avait tenu à l'éloigner de la guerre. Et en faisant cela, à l'éloigner de moi. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps et hurlé contre l'injustice de ce monde. Dans mon désespoir, j'ai commencé à m'éloigner de ma mère. Je pense que ce fût une période extrêmement difficile pour elle, entre mon père qui devait partir à la guerre et moi qui restais le moins possible à la maison.

-Ça va petit coeur ?

Stan m'attend quelques pas plus en avant. J'ai commencé à m'écarter du groupe.

-Tu ferais mieux de ne pas trop t'éloigner, un ours pourrait tomber amoureux en te voyant passer et je ne donne pas cher de ta peau.

J'accélère le pas et nous rattrapons le groupe.

-Je le vaincrais à plas de couture.

-Je tremble rien que d'y penser.

Son rire résonne dans le silence de la forêt.

-On va devoir marcher longtemps comme ça ?

Il redevient quelque peu sérieux.

-Oui. Trop longtemps.

Il désigne le reste du groupe du plat de la main.

-Avec ce groupe de boute-en-train, ça risque d'être joyeux.

Je grimace à l'idée de marcher des jours durant dans cette ambiance de plomb. Je risque de très vite devenir morne et taciturne.

-Dans quelques jours, nous prendrons un camion qui nous conduira jusqu'à la frontière Suisse. Nous traverserons l'Allemagne pour nous rendre en Pologne. Et là, direction Miasterrae !

J'essaye de me représenter le trajet mentalement.

-Tu y as déjà été ?

-En Pologne ? Bien sûr ! Ils ont des alcools absolument exceptionnels !

-Ne te fais pas plus idiot que tu ne l'es.

Il me regarde, faisant mine d'être choqué.

-Je ne suis pas idiot. Et oui, j'y suis déjà allé.

Je le fixe, attendant la suite.

-C'était comment ? Comment sont les autres ?

Il accélère, me semant en quelques pas.

-Oh tu sais, je ne suis pas vraiment rentré dans l'autre monde. Et puis, les autres n'ont pas beaucoup d'intérêt. Leur monde en revanche...

Il me plante là, me laissant assoiffée d'informations. Quand quelqu'un nous dira-t-il enfin ce qui nous attend, et quel est notre rôle ?

Je m'efforce de rattraper les autres, malgré mes muscles douloureux. Encore plusieurs jours à subir ce rythme, je ne sais pas si je survivrai. Peut-être est-ce un test pour éliminer les plus faibles d'entre nous ? Je vois le gros garçon suer à grosses gouttes malgré la fraicheur ambiante. Si je dois abandonner, j'espère que ça sera après lui.

Victor marche avec entrain devant le groupe. Lorsqu'il se retourne, je croise son regard. Il s'attarde quelques secondes sur moi avant de continuer sa route. Il m'a promis de m'entrainer. Je commence sérieusement à appréhender cet entraînement. Aurais-je l'énergie nécessaire ?

R. « Autre Monde »Où les histoires vivent. Découvrez maintenant