Le soir tombe. L'azur du ciel s'estompe, se mouchette d'étoiles infimes et lumineuses. La lune forme son croissant gracieux et commence à répandre sa lueur blême sur le monde ; les yeux mortels se ferment, les esprits s'égarent dans des rêves insensés.
Mais un jeune homme veille. Assis sur les remparts de pierre noire, ses jambes bottées pendent dans le vide. Le vent frais ébouriffe ses cheveux noirs et agite sa cape en un froissement soyeux. Dans ses yeux plissés se reflètent les flammèches qu'il aperçoit en contrebas.
Il contemple la mer de toile pourpre du camp ennemi, qui s'étale sous ses yeux en milliers de tentes, mais qui demeure silencieuse. Il est tard ; seuls résonnent à ses oreilles les hululements de bestioles nocturnes et le crépitement des torches.
C'est le seul moment où il peut sortir désormais ; le jour, sous le siège persistant, personne ne s'aventure hors des murs épais. Le danger est trop grand, et les bruits du camp qui cerne le château, les rires assurés des soldats, les injures paillardes, sont insupportables. Les siens demeurent donc cloîtrés tant que le soleil brille.
Le messager qui devait réclamer de l'aide n'est jamais revenu. Il est parti au-delà des montagnes, dans les royaumes alliés mais lointains, chercher le roi aux cheveux de jais et son mage aux cheveux d'or. Mais l'horizon demeure muet, et ne renvoie aux yeux fatigués des assiégés que les claquements des étendards ennemis.
Mais à présent, les hommes piégés deviennent fous à l'intérieur, la tension monte et va se rompre. Ce jeune homme le sait. Il sait que dans quelques heures, quand les étoiles laisseront place aux premières grisailles de l'aurore, tous sortiront, car ils préfèrent périr en tentant de retrouver leur liberté que de mourir à petit feu de la faim et de la soif.
Mais, pour lui, ce n'est ni la faim ni la soif qui le rongent.
Lentement, il glisse de son perchoir, se penche vers le vide. Ses mains parcourent la pierre de la muraille, en cherchent les failles. Ses doigts s'agrippent aux moindres aspérités, les bouts de ses bottes s'appuient sur les plus petits rebords ; et il se balance ainsi, sombre silhouette qui s'échappe de sa prison et se fond dans la nuit.
Ses pieds touchent le sol, puis ses genoux ; il embrasserait l'herbe, s'il le pouvait, ce symbole de nature verdoyante, renaissante, nourrissante, dont ils manquent tellement à l'intérieur. Mais il est en territoire ennemi désormais ; il est désarmé et conscient que si on le voit, si on l'entend, il sera exécuté sur-le-champ. Ses mains fines, habituées à tenir un arc et des flèches, sont vides et un peu écorchées par sa descente téméraire.
Il sait que demain, l'herbe grasse sous ses pieds sera souillée de sang et que les monticules de cadavres auront remplacé les tentes. Il sait que demain, les nuages seront rouges en souvenir du carnage. Il se sent déjà comme un esprit, une âme dénuée de toute matérialité, comme si les privations du siège lui avaient ôté pour de bon toute la chair de ses os.
Il est fin, souple, silencieux et rapide comme un félin, avance entre les toiles tendues, cherchant le cœur du camp. Il entend des pas, des voix ; et alors que son sang se glace dans ses veines, son cœur bat comme un tambour fou, fracasse ses côtes, fait bondir sa poitrine. L'alerte s'éteint et il poursuit sa folle escapade, plus vigilant que jamais.
Plusieurs fois il craint d'être aperçu ; il se tapit, il attend de longues minutes, il prépare chacune de ses foulées avec soin. Il sait qu'il mourra, peut-être demain ou peut-être plus tard, s'il a de la chance ; mais pour l'heure, il a quelque chose à faire. Quelque chose qui nécessite que la vie coule encore en lui.
Cette entreprise suicidaire, il y songe depuis des semaines. Depuis qu'Aoba Johsai a déclaré la guerre à Karasuno, que les choses ont mal tourné pour eux. Depuis que les ennemis ont marché sur leurs terres, saccagé leurs richesses, pillé leurs villages et volé l'or des blés. Depuis qu'il a vu le campement adverse encercler son château, là où s'étaient réfugiés les derniers défenseurs du royaume, avec pour seul espoir une silhouette galopant vers les montagnes.
Il a pris cette habitude de grimper sur les remparts, tard dans la nuit, et de regarder au loin la grande tente blanche surplombant toutes les autres. Il jouait le risque de s'exposer à des tirs d'archers, ainsi ; mais qu'importe la mort après cette guerre ?
Pourtant, chaque pas qu'il fait vers cette tente fantomatique semble lui redonner un souffle nouveau et pur, rallumer en lui des étincelles de vie. Et quand enfin il l'atteint, après mille frayeurs, il reste un instant sidéré devant les voiles de gaze qui volettent paisiblement dans l'air de la nuit, les étoffes immaculées frémissant sous la brise.
Le fait qu'il n'y ait pas de gardes ne l'étonne pas. Celui qu'il vient voir n'a pas besoin qu'on le défende.
Il s'approche, presque timidement. Les traits de son visage prennent soudain une étrange expression, qui semble relever à la fois de la peur et de l'envie. De la nostalgie, peut-être. Ses yeux vifs guettent tout mouvement, et semblent essayer de voir à travers le tissu ; son souffle se raccourcit, ses lèvres se mettent à trembler un peu alors qu'il lève une main hésitante.
Il tend l'oreille, mais ne perçoit aucun bruit venant de l'intérieur. En se penchant légèrement, il entrevoit seulement la lumière chaude d'un brasero. Il inspire profondément et s'immisce entre les tentures, les effleurant à peine ; il sent leur douceur, leur propreté comme une caresse contre sa peau, et espère au fond de lui-même que les limbes l'accueilleront ainsi.
Son regard se porte d'abord sur les riches tapis qui s'étalent sur le sol de terre battue, pleins d'arabesques chatoyantes. Il se fige quand apparaissent les bottes blanches et lacées, et ce jeune homme d'habitude reconnu pour sa hardiesse et sa franchise est tout à coup opprimé par l'angoisse. Elle lui serre le torse, lui contracte les muscles et liquéfie son courage. Sa vision se brouille.
Il est arrivé ici après tant de sacrifices et tant de risques, et sa volonté s'effrite. Un poids invisible courbe sa tête.
Deux doigts se posent sous son menton et l'obligent à redresser son visage. Il obtempère, honteux maintenant de sa faiblesse, mais il ne peut pas parler, il ne peut pas agir. Ses yeux de saphir, par leur humidité, étincellent de mille feux quand il les relève et les heurte à ce regard sanglant qu'il ne connaît que trop bien.
-Bonsoir, Tobio.
VOUS LISEZ
Memento Amari
FanfictionOikawa est le roi du puissant royaume d'Aoba Johsai. Cependant, peu après son accession au pouvoir, il s'éprend d'un simple archer. Cet amour lui est défendu: son devoir l'appelle à épouser non pas un simple soldat, mais un bien un prince étranger.