Chapitre 1

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Le royaume d'Aoba Johsai a toujours été prospère. Ses plaines fertiles, dorées et verdoyantes, s'étendent à perte de vue, et des volutes de fumées signalent les fermes dispersées dans le paysage. Des chemins de terre serpentent pour relier les hommes, et les cours d'eaux dessinent des langues d'un bleu turquoise à travers le royaume. Ici et là, des bosquets d'arbres sauvages viennent ajouter de la hauteur à ce décor ; et on aperçoit, dominant le tout, un immense château.

Ce château est bâti de pierre claire et s'élève vers les cieux, vers les nuages dont il partage la couleur. Sur la muraille, alternent avec les créneaux des gardes immobiles en armure rutilante, qui contemplent au-dessous la foule qui se presse. Les marchands ambulants poussent leurs charrettes pour passer le pont-levis et entrer dans la cour ; l'un amène sa viande, l'autre son foin ; et tous, qu'ils apportent poisson, légumes, fruits, étoffes, bijoux, meubles, bois, sont les bienvenus.

La cour est animée et constamment baignée par le soleil. Des musiciens jouent gaiement sur une estrade, des soldats s'entraînent à l'arc dans un coin près de la muraille, pendant que les commerçants et les artisans dressent leurs étals. Les enfants du château courent en tous sens dans une joyeuse pagaille, parfois supplient les palefreniers du château pour un tour à cheval, et leurs rires se mêlent à la musique et aux cris de la vente.

L'intérieur est plus calme. Les hautes salles sont plus fraîches, illuminées par les vitraux qui renvoient sur le sol des flaques de lumières colorées. Les piliers sont décorés de riches tapisseries relatant des exploits de chasse ou des mythes locaux, et en particulier la salle du trône se distingue par une opulence encore plus formidable que dans le reste du château.

Le siège royal est surélevé par rapport aux larges dalles, et quelques marches amènent à lui : une imposante pièce du bois le plus rare, décoré d'étoffes précieuses, encadré par les blasons de la famille royale. Et, assis sur ce trône, une silhouette élancée se tient songeuse ; son coude est posé sur le bras du siège, et son menton disparaît dans la paume de sa main. Ses cheveux châtains dépassent, mèches folles, sous la lourde couronne d'or sertie de joyaux multicolores. Ses yeux sont fermés, mais il ne dort pas ; ainsi en témoigne sa main libre, dont les doigts ornés de bagues tapotent sa cuisse en rythme.

Un grincement retentit et il relève la tête de sa main ; ses paupières révèlent deux pupilles brunes, chaudes et malicieuses, et un sourire réjoui étire ses lèvres ourlées. La porte de la salle s'est ouverte, et maintenant des pas assurés résonnent, se rapprochent. Le jeune roi n'a pas besoin d'autre indice que ce pas pour en reconnaître le possesseur. Il se lève, étire ses bras et dévale les marches pour rejoindre le nouvel arrivant.

-Quelles nouvelles, Iwaizumi ? s'enquiert-il.

Celui auquel il s'adresse est de toute évidence un chevalier ; il est vêtu d'une armure argentée, mais qui semble lui laisser une certaine liberté de mouvement. Le pommeau d'une épée imposante dépasse de son fourreau, accroché à sa ceinture. L'homme en lui-même est jeune, autant que le roi ; sa peau est tannée par le soleil, ses yeux verts et vifs, ses cheveux hérissés. Son expression trahit une autorité naturelle, tempérée par la bienveillance de son regard.

-Tout va bien, déclare-t-il. Les recrues sont équipées et vont pouvoir commencer à s'entraîner. Tu viendras t'adresser à eux ?

Le tutoiement ne semble pas choquer le roi. Une évidente fraternité lie les deux jeunes hommes, se révèle dans le langage aisé, les muscles relâchés, l'œil franc du chevalier, qui s'adresse à lui comme à un égal.

-J'irai, répond le roi.

Il est de coutume, en effet, que le roi accueille les nouveaux soldats du royaume, se présente à eux, les remercie de suivre cette vocation. C'est à la caserne que patientent les recrues, souvent des adolescents qui espèrent échapper au destin de fermier de leurs aïeux. Aoba Johsai n'est pas un royaume belliqueux, et s'est assuré de maintenir la paix par des alliances, des traités avec les peuples voisins. Aussi, depuis des années, les soldats ne connaissent pas la guerre ailleurs que dans les récits des vétérans balafrés. Les sélections de nouveaux soldats ont lieu tous les ans, mais sont irrégulières en nombre.

Le soleil est à son zénith quand le roi se présente à la caserne, sur une estrade montée spécialement pour l'occasion. Les rayons de soleil qui passent par les arcades ouvertes font scintiller l'or de la couronne, et les jeunes gens se tiennent en rangs serrés, visiblement impressionnés par la prestance du monarque qu'ils voient pour la première fois. Leurs joues sont roses, leurs teints frais ; mais le roi n'a pas le temps d'en voir la moitié que sur un ordre d'Iwaizumi, ils baissent tous la tête en signe d'humilité, et ne donnent plus à voir que leurs chevelures.

-Vous venez ici à l'aube de votre vie, avant d'avoir pu en goûter les délices. Les années à venir seront parfois dures et j'en suis conscient, mais vous enrichiront immensément. Quand vous serez libérés de votre service, vous serez des hommes accomplis, libres de vous marier et de fonder une famille.

Il fait soudain une pause, et un voile vient obscurcir ses yeux un court instant ; mais il se ressaisit immédiatement et poursuit :

- Vous serez entre vous comme des frères ; vous partagerez non seulement les repas et vos chambres, mais aussi des valeurs. En sillonnant les routes du royaume pour en maintenir l'ordre et rendre la justice, vous verrez la violence des hommes, et vous verrez aussi leur beauté. Tout cela vous fera mûrir ; et quand je vous accorderai une terre pour y vivre en paix et terminer vos jours, ces expériences que vous partagerez à vos enfants leur apprendront le monde.

-Jurez-vous, reprend son bras droit, de servir notre roi, par l'épée et surtout par la foi et la fidélité ?

-Je le jure, psalmodient les soldats d'une même voix.

-Relevez la tête, déclare alors le roi. Vous êtes désormais soldats du royaume d'Aoba Johsai.

-Vive le roi ! lance Iwaizumi.

Les nouveaux chevaliers relèvent la tête, et suivent dans un chœur transporté :

-Vive le roi ! Vive notre roi Oikawa !

Le monarque, de son estrade, contemple avec un sourire satisfait les mines dévotes levées vers lui. Il pose ses mains sur la balustrade, avec une attitude de propriétaire sans nul doute royale alors qu'il détaille les visages des nouveaux soldats pour s'y accoutumer.

C'est alors qu'il aperçoit ce jeune homme ; ses traits fins, ses grands yeux profonds comme des océans, ses cheveux soyeux d'un noir de nuit, dont l'expression passe soudainement à la stupeur. Oikawa saisit à peine son image que son monde entier vacille. Tout autour de lui semble s'effondrer, les murs, les hommes ; il n'entend plus les cris de joie. Il n'y a que lui, lui et ce garçon, et l'univers tourne autour.

Cela ne dure qu'une demi-seconde ; Iwaizumi pose une main sur son épaule et lui adresse un sourire encourageant, appréciant comme lui les vivats. Le roi sursaute, et le choc lui paraît si violent que cela se traduit sur son expression ; ses yeux sont hagards.

-Ça va ?

Il ne répond pas, et jette encore ses yeux dans la foule, s'accrochant presque à la balustrade. Mais nulle part il ne retrouve ce mystérieux jeune homme dont la vue l'a bouleversé. Egaré, il adresse un vague signe de main aux hourras qui se fanent, et se hâte vers la sortie. Son cœur bat la chamade ; son pas est mal assuré, il se sent faible et fébrile.

Les yeux bleus dans lesquels il a plongé lui restent gravés sur la rétine, et il croit partout le voir, lui, cet être surgi de nulle part. Il essuie ses mains moites, et, essayant sans succès de garder son sang-froid, se dirige vers sa chambre ; à l'instant même où le panneau de bois se referme derrière lui, il se laisse glisser au sol.

Toute son existence danse devant ses yeux, mais semble converger vers un même point, la rencontre –en était-ce même vraiment une ?- de tout à l'heure. Il se prend la tête dans les mains ; ses doigts se referment sur ses boucles brunes. Il a comme une envie, un besoin maladif de repartir en quête de ce jeune homme ; tout son être désire remplir à nouveau ses yeux de cette vision –et il en est terriblement effrayé.

Il ne sait pas quel est ce sentiment brûlant qui lui ronge les entrailles quand il revoit en pensée ce visage fugace. Il ne comprend pas cette morsure aiguë d'un besoin qui le dépasse, d'une dépendance aussi soudaine qu'irraisonnée. Il ne connaît ni l'amour ni le désir ; tout est offert au roi d'un Etat si puissant, excepté le droit de choisir une épouse, synonyme d'alliance politique, et il s'est jusque là parfaitement préservé des tentations amoureuses, se livrant plutôt à la gouvernance, à la chasse, à l'amitié.

Il respire profondément pour recouvrer son calme ; mais un sentiment étrange, à la fois délicieux et mortel, s'est logé dans son cœur. 

Memento AmariOù les histoires vivent. Découvrez maintenant