Chapitre 14

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En ouvrant les yeux je ne sais combien d'heures plus tard, il me fallut un moment pour me souvenir de la veille. Mais ensuite, je me souvins de Finlah et de la seringue, et l'évidence me sauta aux yeux : « ça y est, je suis drogué. Je vais devenir aussi stupide que Sushi. »

Je me mis assis dans le lit, et la pièce se mit à tourner. Je fermais les yeux et secouai la tête, essayant de me remettre les idées en place, mais c'était comme s'il n'y avait rien, dans ma tête. Je me sentais totalement vide.

- Bleu pas aller bleu bien ?

J'ouvris les yeux pour voir Bleu, assis au pied de mon lit. Pendant un instant, je me demandai comment il était possible que je le voie sans l'avoir appelé, avant de me souvenir que c'était la veille que je ne lui avais pas dit de partir. Et sans même comprendre pourquoi, ça me fit rire.

- Bleu pas aller bleu bien, répéta Bleu, cette fois en affirmative.

- Je vais pas bleu bien, répétais-je à mon tour, avant d'éclater de rire encore plus fort. T'as vu, j'ai parlé comme toi ! J'ai parlé comme bleu toi !

Bleu ne répondit rien, et sans visage, c'était un peu difficile de savoir à quoi il pensait, mais j'étais assez sûr qu'il était convaincu que j'avais perdu la boule. Ce qui était vrai, dans un sens.

Je me recouchai dans mon lit, étant assez sûr que, même si je voulais faire quelque chose, je n'y arriverais pas.

- Bleu, on est arrivé à un moment critique de l'histoire, dis-je, la bouche enfoncée dans mon oreiller. Aujourd'hui, je deviens quelqu'un d'autre. Je deviens... une mouche. Je suis aussi insignifiant qu'une mouche. Et c'est de ta faute.

Bleu vint s'assoir directement devant moi, sa tête à une vingtaine de centimètres de la mienne. Il était tellement replié sur lui-même qu'il ne ressemblait plus qu'à une grosse boule de lumière avec une tête.

- C'est pas bleu vrai. Bleu est pas une mouche bleu à cause de bleu, c'est pas la faute à bleu si bleu est moins bleu ! C'est pas bleu juste.

- J'ai rien compris.

- Bleu est plus lui-même bleu, il est moins bleu.

- Je suis pas moi-même, répétais-je dans un ricanement. Bah je crois que t'as raison.

- Bleu est moins bleu. Bleu est vert.

Je m'arrêtai de rire et levais les yeux vers Bleu. Cette fois, j'avais compris, en un sens, et dans l'autre, je comprenais encore moins. C'était la première fois que j'entendais Bleu prononcer une autre couleur que le bleu, j'étais même convaincu, jusqu'à il y a deux secondes, que le bleu était la seule qu'il connaissait.

- Je suis vert ? Qu'est-ce que tu veux dire, je suis vert ? J'ai rien de vert ! Pourquoi tu dis ça ? Apporte-moi un miroir !

- Bleu non.

Cette fois, je ne savais plus quoi penser. Depuis aussi longtemps que je me souvienne, Bleu m'avait toujours obéi au doigt et à l'œil, comme un gentil fils à son papa. À croire qu'il commençait sa crise d'adolescence... la comparaison me fit rire, mais pas longtemps, car Bleu commençait sérieusement à me faire peur. S'il se mettait à me désobéir, qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de se mettre à tuer tout le monde, comme avant ?

Je sortie de mon lit et entrepris de me rendre à la salle de bain, mais à peine sur pied, je sentis le plancher tanguer sous mes pieds, comme en bateau. Je me laissai tomber à genoux, et Bleu n'eut aucun mouvement pour me rattraper. Je pris une grande inspiration, essayant de faire passer un haut le cœur, puis, lentement, me remis sur pied, continuai mon chemin jusqu'à la salle de bain et allai directement au miroir accroché au mur, devant le lavabo. Ce que j'y vis me leva le cœur pour de bon, et mon teint bien pâle, virant presque sur le vert, preuve que j'étais réellement malade, n'était même pas la raison de l'étrange comportement de Bleu, lui qui, je me rappelle, m'avait fait tout une crise, une fois quand j'avais sept ans, parce que je portais un teeshirt vert – Bleu déteste le vert, ce n'est pas « bleu beau ». Non, ce qui était vert, c'était mes cheveux. Mes mèches bleues étaient devenues des mèches vertes, comme des mèches tout ce qu'il y a de plus ordinaires, qui s'étaient mises à déteindre. Il restait un peu de bleus parmi les cheveux les plus cachés, mais en surface, c'était vert.

- Qu'est-ce qui m'arrive ? murmurais-je à mon reflet.

Le miroir ne me répondit pas, naturellement, mais j'aurais préféré. Au moins, là, j'aurais été fixé ; je fais un cauchemar. Oui, c'était surement ça. Je me pinçais le bras, espérant que je ne ressentirais rien du tout, mais, au contraire, le pincement me fit grimacer. Je ne rêvais pas. Peu importe ce qui m'arrivait, c'était, à coup sûr, à cause de Finlah.

Je retournai à la chambre aussi vite que possible et appuyai sur le bouton. Puis me retournai vers Bleu, qui était toujours assis au sol devant mon lit, exactement où je l'avais laissé.

- Qu'est-ce qui m'arrive, tu le sais, toi ? demandais-je, la voix tremblante.

- Bleu désolé. Bleu pas savoir. Bleu va partir. Je bleu reviendrai quand tu pas bleu sera bleu.

- Quoi ? Non ! Non, t'en vas pas, s'il te plait, Bleu ! Je suis énormément désolé de t'avoir ignoré toutes ses années, je suis désolé d'avoir été méchant avec toi, je suis désolé, je t'ai vraiment poussé à bout, je suis désolé mille fois, mais me laisse pas seul ici, tu peux pas me faire ça !

- Bleu pas bleu.

Puis, sans prévenir, Bleu disparut, me laissant seul avec moi-même et mes mèches vertes.

- Bleu ? appelais-je, la voix tremblante. Bleu, tu es toujours là, hein ? Je te vois plus, mais t'es toujours là, quand même ?

Un long silence me répondit, lourd, intimidant. Regroupant le peu de courage qu'il me restait, je parcourrai la distance qui me séparait de mon lit, puis me laissai tomber assis. Je me glissai lentement sous les couvertures, regardant toujours dans chaque recoin de la pièce à la recherche de Bleu, mais je ne le trouvais nulle part. J'avais été méchant avec lui, je lui avais laissé croire des centaines de fois que je le détestais, mais c'était faux. Il était mon plus vieil ami, autre que mon frère. J'en avais déjà perdu un. Maintenant, il faut que je perde l'autre aussi.

Cette fois, je ne pouvais plus me retenir ; j'éclatais en sanglots. Maintenant, c'était dit, j'avais tout perdu.

BleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant