Ça devait faire un bon dix minutes que je riais à plein gorge, et je n'avais aucune idée pourquoi. Mais Sushi riait aussi, je n'avais pas besoin de plus. J'entendais son accent dans son rire. C'était peut-être ça qui me faisait rire.
La Reine et Orange riait aussi, mais moins fort. Mario n'était pas là, j'avais l'impression que je devrais savoir pourquoi, mais je ne m'en souvenais plus.
Orange plaça le mot « bube » sur le jeu de scrabble. Ça ne voulait rien dire, et ça me fit rire encore plus fort.
Je commençai à manquer de souffle et à avoir mal aux joues, alors je pris une grande inspiration pour essayer de me calmer, m'aplatissant dans ma chaise et fixant le plafond gris au-dessus de ma tête. J'étais peut-être un peu dans la lune... littéralement.
- À toi, Bleu.
Je baissai les yeux vers le jeu, puis les lettres que j'avais. Après quelques secondes de réflexion, je mis le mot « brrtp ». J'avais vaguement l'impression que ce mot n'existait pas, mais je n'y fis pas attention.
- Pourquoi vous m'appelez encore Bleu ? marmonnais-je au bout d'un moment. Je suis jaune.
- Tu es Bleu.
Je ne trouvais rien à y redire, alors je hochais simplement la tête. Pendant que la Reine jouait son tour, je tirais sur une mèche de mes cheveux pour essayer d'en voir la couleur ; jaune. Mes cheveux étaient blonds, totalement blonds, mais eux, ils m'appelaient encore Bleu. Il ne m'aurait plus manqué que des lunettes et j'aurais surement pu me faire passer pour Simon, même s'il était plus grand que moi.
Ça faisait déjà un moment que nous étions dans la salle, il ne devait pas nous rester beaucoup de temps à passer ensemble pour aujourd'hui. Je promenai mon regard dans la salle ; tous les autres patients étaient autour d'un jeu de société. Deux étaient autour de la table de babyfoot, mais ne semblaient pas comprendre comment y jouer. Les adultes étaient autour de tout le monde, à nous surveiller. Finlah était assis à la table voisine à la nôtre, accompagné de trois autres personnes ; surement ceux qui était chargé de s'occuper de Sushi, la Reine et Orange. Justement, l'un était asiatique, l'une était noire, la dernière avait un grand nez, comme les Français.
En regardant Finlah, je me rappelais de ce qui s'était passé, quatre jours passés. Il m'avait frappé et traité de sac à merde. Depuis, le regarder me rendait triste. Je l'avais vraiment poussé à bout, cette journée-là, et maintenant, j'avais peur d'aller trop loin.
- Votre tuteur, il vous a déjà frappé ? demandais-je tout bas.
- Des tas de fois, dit Sushi en hochant la tête. Mais je les ai mérités.
- Tu les as beaucoup mérités, dit la Reine, hochant elle aussi la tête. Tu as mis ses cheveux en feux, y'a pas une semaine.
- Une mèche seulement, il a pu l'éteindre assez vite, précisa Sushi en souriant.
Je lançai un regard vers le type en face de Finlah qui, en effet, semblait avoir les cheveux plus longs d'un côté que de l'autre. Quelque part au fond de moi, j'enviais Sushi d'avoir un don pareil. Il était ici à cause de ce pouvoir, moi à cause de mon cerveau qui disjoncte.
Puis la question fut oubliée et la partie de scrabble continua. La Reine mit le mot « fire », qui devait surement être le seul mot du plateau à exister vraiment.
J'aurais pu demander à la Reine et à Orange ce qu'elles faisaient ici, dans un soudain accès de curiosité ; depuis le temps que je les connaissais, je n'en avais toujours aucune idée. Mais je n'avais plus envie de parler. J'avais comme une idée qui faisait son chemin dans cette chose qui me servait de tête.
- Sushi, dis-je lentement. Est-ce que tu pourrais... me bruler ?
Sushi garda le silence, me regardant sans comprendre ce que je lui avais demandé.
- Pourquoi ? demanda-t-il au bout d'un moment. Tu as froid ?
- Oui.
Sushi haussa les épaules, comme quoi ma demande était tout à fait normale. Il vint s'assoir à côté de moi, puisque j'étais coincé entre la Reine à gauche et Orange à droite. La Reine se tassa pour aller à l'ancienne place de Sushi.
- Je vais te faire mal ? T'es cool, j'ai pas envie de te faire mal.
- J'en envie d'avoir mal. Très, très mal.
- D'accord, comme tu veux.
Sushi me prit le bras et, aussitôt, je remarquai à quel point sa peau était chaude, agréable pour un frileux. Plus les secondes passaient, plus la température montait, devenant plus dérangeante qu'agréable. Puis, il commença à me bruler carrément. Je pinçai les lèvres et fermai les yeux, ignorant la douleur. J'avais l'impression d'être en voyage astral tellement j'arrivai à oublier la douleur, simplement en pensant à autre chose. Je pensais à Bleu. Plus la chaleur montait, plus je le voyais clairement dans mon esprit, cette boule de lumière de forme humaine. Puis, je me rendis compte que ce n'était pas Bleu que je voyais... je voyais du bleu. Tout était bleu, autour de moi. Je n'étais plus du tout dans la salle, avec Sushi et les autres. J'étais dans une voiture, assis à l'arrière. À l'avant, au volant, il y avait un type, peut-être cinquantaine. Autre que pour le paysage, je ne voyais pas la personne en bleu, mais dans ses vraies couleurs. Peaux beiges, cheveux gris, manteaux bruns. Dans l'autre siège, il y avait... moi. Un type aux cheveux blonds et bleus. Ne portant qu'un chandail bleu et un pantalon blanc. Puis, l'autre moi se retourna pour parler au vieux qui conduisait. Et je remarquai aussitôt que ce n'était pas moi ; c'était Simon, bien sûr, va savoir pourquoi il avait des mèches bleues, mais moi, pour sûr, je n'avais jamais mis de lunettes, je n'en avais pas besoin. Je n'avais qu'essayé celle de Simon, tout juste deux secondes, et les avaient retirés en vitesse, car les verres me faisaient mal aux yeux.
J'ouvris les yeux, il y avait toujours la Reine et Orange devant moi, Sushi à côté. Puis, la douleur me revint, atroce, et je hurlais en m'éloignant de Sushi d'un bon. Sushi me lâcha, surpris de ma réaction. Finlah se précipita vers moi, regardant la brulure en forme de main sur mon bras. Le tuteur de Sushi – dont j'avais entendu quelque part qu'il s'appelait Koishi - se précipita lui aussi, mais, sans délicatesse, le tira par les cheveux, le faisant tomber au sol à quatre pattes, et lui donna un grand coup de pied dans le ventre. Sushi tomba sur le côté dans un gémissement, se tenant le ventre à deux mains.
- C'est moi qui lui ai demandé ! m'écriais-je.
Mais personne ne fit attention à ce que j'avais dit. Koishi continua de lui donner des coups de pieds. Tous les autres patients de la place se mirent à hurler, répétant les insultes que disait le tuteur de Sushi.
- Viens, Elwin, dit Finlah en m'entrainant hors de la salle avec lui.
Un hurlement me fit me retourner ; Sushi était toujours au sol, se tenant le ventre, les larmes aux yeux. La Reine et Orange continuaient de jouer au Scrabble tranquillement. J'essayai de me dégager de la poigne de Finlah pour lui venir en aide, mais il me serra plus fort contre lui, puis nous passâmes la porte et il la ferma derrière moi. Même la porte fermée, j'entendis un autre hurlement de Sushi, plus aigüe que les précédents.
- C'est moi qui lui avais demandé, dis-je encore.
- Et je peux savoir pourquoi tu lui aurais demandé de te faire du mal ? dit Finlah en s'arrêtant de marcher pour se retourner vers moi.
- Eh, je... je sais pas, dis-je en baissant les yeux, sentant le rouge me monter aux joues.
- Tu es masochiste ?
Je secouai la tête.
- Alors, t'as pas de raison. Tu n'as pas demandé à Suzaku de te faire mal. Il t'a attaqué. Tu l'as vu autrement parce que tu as eu une hallucination.
Je hochai la tête en soupirant, détournant les yeux pour ne pas voir les siens. Les hallucinations, c'était la réponse à tout, apparemment.
- Pourquoi tu me donnes des médicaments toujours de plus en plus fort si ça ne compte rien ? demandais-je après quelques secondes de silences.
- Oh si, ça compte quelque chose. Ça fait quatre jours que t'as pas eu d'hallucination. Avant, t'en avais des tonnes tous les jours.
- Oh... oui, bien sûr, marmonnais-je.
- Tu veux aller à l'infirmerie ?
Je hochai la tête, plus par envie de voir un nouveau décor que parce que mon bras me faisait toujours mal. Hallucination ou pas, j'avais toujours de la difficulté à comprendre ce que j'avais vu pendant que Sushi me brulait. J'avais vu mon frère avec des mèches bleues, portant les habits de la prison pour jeune, accompagné d'un vieux – je n'avais pas vraiment vu son visage, mais il me faisait penser au psy. Ils étaient en voiture. Et je voyais tout en bleu, et... c'était comme si j'étais moi-même Bleu. Ça n'avait tout simplement aucun sens.
Finlah m'entraina avec lui vers l'infirmerie. C'était une petite pièce qui ressemblait en tout point au cabinet du docteur de famille, sauf du fait que, ici aussi, le mur, le sol et le plafond étaient gris métallique.
Je m'allongeai sur le lit et une femme en blouse blanche s'attaqua à mon bras. Je me laissai faire, fermant les yeux.
- Encore Suzaku, hein ? demanda-t-elle.
- Tu le sais bien, soupira Finlah dans son coin.
La femme appliqua un baume sur la brulure qui, autant que me faire du bien, me faisait un peu mal. Je serrais les dents pour mieux endurer, pensant à autre chose. À Bleu. Et ça recommença ; je voyais tout en bleue, sauf les gens autour de moi. Mais je ne voyais plus Simon et le psy ; je voyais Finlah, l'infirmière, et moi-même, comme si je m'étais dédoublé et que j'étais maintenant au fond de la pièce, à tout regarder. Mais le moi couché sur le lit, je ne le voyais pas dans ses vraies couleurs... pas exactement. Enfin, si, je voyais ma peau beige, mes cheveux blonds, je voyais même mes mèches bleues alors qu'en réalité, elles n'étaient plus là. C'était comme s'il y avait une aura autour de moi, comme les rayons d'une étoile bleue qui irradiait toute la pièce.
J'ouvris les yeux ; l'infirmière avait terminé d'enrouler un ruban autour de la brulure. Elle me souriait et me tendait une sucette, comme pour les enfants qui viennent de se faire vacciner sans avoir crié. C'était une sucette verte, surement à la lime.
- T'en aurais pas aux framboises bleus ? demandais-je.
- Oui, attends, dit-elle dans un rire chaleureux.
Elle se retourna pour aller fouiller dans un coin de son bureau, un bocal plein de sucettes de toutes les couleurs. Elle remit la verte dans le bocal et en pigea une bleue, qu'elle me tendit. Je la déballai et la mise dans ma bouche, regardant au coin de la pièce d'où m'était venu cette vision, ou... bon, c'était surement une hallucination parmi tant d'autres. Mais c'était tellement bizarre. Je croisais mon reflet sur un miroir au mur ; mes mèches n'étaient pas miraculeusement revenues.
- Je peux retourner à la salle ? demandais-je à Finlah.
- Non, il est tard, tu vas aller dans ta chambre.
Je me levai du lit et suivis Finlah, qui me tenait la porte ouverte.
- Bye, dis-je à l'infirmière.
Elle me répondit d'un sourire, et Finlah ferma la porte derrière moi.
- Qu'est-ce qui va arriver à Sushi ? demandais-je.
- Il va aller dans sa chambre pour réfléchir à son acte.
- Mais, tu sais, c'est moi qui lui avais demandé.
- C'est pas vrai, tu ne lui avais rien demandé.
- Je veux pas qu'il aille des ennuis.
- Il n'en aura pas plus que d'habitude.
Le silence revint, pesant. Finlah avait beau dire que j'avais halluciné, une fois parmi tant d'autres, je n'y croyais pas. Sushi avait des ennuis à cause de moi, et je me sentais mal.
- Suzaku est un pyromane et un psychopathe, dit Finlah en passant son bras autour de mes épaules. Il est peut-être le plus dangereux de tous les patients. Tu ne devrais même pas le laisser t'approcher.
- Alors pourquoi il a le droit d'aller dans la salle ?
Je regrettai ma question aussitôt l'avoir dit ; et si Finlah pensait que j'avais eu une bonne idée, et que Sushi ne puisse plus jamais sortir de sa chambre à cause de moi ? Malgré mes craintes, Finlah secoua la tête en soupirant.
- On a déjà essayé, mais c'est un garçon très social. Il a besoin de voir des amis. Sinon, il se met à attaquer tous les membres du personnel... Il a déjà tué un homme, ici, son ancien tuteur, il l'a brulé vif. C'était avant qu'on trouve le moyen de... de diminuer sa puissance de feu, disons. On a déjà essayé de lui mettre une camisole de force, plusieurs fois, même, il les a toutes brulé...
- Sushi n'est pas malade, dis-je, sentant ma colère monter contre Finlah sans que je sache trop pourquoi. Il a un don, il l'a utilisé. Il a tué des gens par accident, dans ce building, et il s'en veut à mort. Mais il déteste cet endroit, c'est pour ça qu'il est toujours en colère, et qu'il fait du mal aux gens. Ce n'est pas parce qu'il est très social, il est même en dessous de la moyenne. S'il veut absolument sortir de sa chambre, c'est dans un besoin de voir qu'il n'est pas totalement une ordure, car il y a d'autres gens ici dans la même situation que lui.
Finlah s'arrêta de marcher pour se retourner face a moi, sérieux. Quelque part au fond de moi, je me disais « soutien son regard, fronce les sourcils, carre les épaules, redresse le dos. Ou si t'en a pas envie, vas-y direct avec un coup de poing sur le nez ». C'était ce que m'avait dit mon frère, une fois, après m'être fait appeler Schtroumpf, à l'école, par un type quatre ans plus vieux que moi, à mon tout premier jour de polyvalente. À la fin de l'histoire, c'était Simon qui lui avait enfoncé son poing dans le nez. Et ensuite, lui-même avait commencé à m'appeler Schtroumpf, avouant que ça m'allait bien.
J'aurais voulu appliquer les « techniques de Simon 101 », mais j'avais le cerveau en guimauve ; tout ce que j'arrivais à penser était : « Ouah, j'ai fait un grand discours... bravo, Elwin ».
- C'est lui qui t'a dit ça ? me demanda Finlah.
- Non, dis-je en baissant la tête.
- Qui, alors ?
- Personne, je l'ai déduit tout seul.
- Alors, tu déduis très mal.
Finlah m'agrippa le coude, continuant son chemin à travers les corridors jusqu'à ma chambre. C'était nul ; j'avais vraiment l'impression d'avoir raison, sur le compte de Sushi – plus d'un mois à le connaitre, passant deux heures par jours en sa compagnie (du moins, je crois que c'est deux heures, mais, encore une fois, je n'avais aucune horloge sur laquelle me baser) j'étais pourtant sûr d'avoir réussi à le cerner. Quand il n'est pas totalement atteint par les médicaments, qu'il est juste là, sérieux, seul dans son coin avec son regard d'animal en cage, qu'il refuse de jouer quand est venu son tour au scrabble, qu'il marmonne : « il faut que je me casse d'ici », encore et encore. J'en viens presque à croire qu'il a raison : « moi aussi, il faut que je me casse d'ici ». Mais pourquoi ? Mes capacités intellectuelles s'arrêtaient là, tout se remettait en place, un nouveau mot était placé sur le plateau. La petite routine reprenait son cours.
- Pourquoi il faut toujours que tu aies raison ? marmonnais-je.
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Bleu
ParanormalTout ce que je souhaitais, dans la vie, se résumait à entrer dans l'équipe de soccer de mon école et passer de bon moment avec ma petite amie Suzie. J'étais assez populaire. J'avais une assez bonne façon de me faire remarquer, avec mes cheveux bleus...