- Je connais une maison où il y aura du pain ! Vous n'avez qu'à me suivre et on enfoncera la porte ! Cria quelqu'un dans la foule en colère.
- Qui est-ce ?
- C'est la maison du comte Treskovitch, riche à en vomir.
Pourquoi ce nom sonnait-il familier aux oreilles de Natacha ? Elle chercha vaguement dans son esprit un souvenir qui se rattachât à ce nom mais rien ne vint. Le groupe l'entraina vers une haute et riche maison du centre-ville, dont l'architecture puait le luxe à plein nez.
- Non mais regardez ces fenêtres boisées d'or et ces rideaux en damas brodés ! Le pain, ils l'ont, et en quantité ! Maudits aristos. Ils sont bien dans un autre monde.
Natacha ne disait rien de tout cela, mais elle fut la première à tenter d'enfoncer la porte. Quelques autres la suivirent, avant qu'une voix ne les arrête dans leur mouvement.
- Mais ne faites pas ça ! Vous êtes fous ! On ne s'attaque pas comme cela au comte Treskovitch.
Natacha se retourna vers celui qui parlait. Personnage influent au sein des soviets, il avait toujours eu l'art de guider ces compagnons vers le juste chemin pour renverser l'équilibre des forces. La jeune fille savait qu'il fallait suivre son avis et se recula donc.
- C'est au palais du Tsar, reprit-il, qu'il faut aller. C'est là que nous frapperons fort.
Et la foule se glissa dans les rues au son des mêmes cris de :
- Du pain ! Du travail ! À bas le Tsar et l'autocratie !
Ces derniers temps, on avait jeté de nombreux ouvriers à la rue, sans travail. Aux grèves féroces, la force avait été employée. Mais cela n'avait fait qu'accroître la colère des russes. Tout allait en s'empirant. Et quand ce matin, les femmes étaient descendues dans la rue pour crier famine, les ouvriers au chômage s'étaient vite joints à elles. L'émeute avait tourné en révolution. Mais le Tsar ne le savait pas, pas encore.
En arrivant au palais, les soldats commencèrent par tirer sur la foule et tentèrent de la refouler à grands moyens. Natacha criait avec les autres, perdue dans le foule. Elle se sentait vaguement dépassée par les événements mais ne voulait pas y songer. Elle avait trop de colère dans son cœur pour ne pas se laisser aller à combattre avec les autres. Et puis, cela lui permettait d'oublier... Des balles sifflaient tout autour d'elle. Un nuage de poussière et de fumée venait l'entourer et la perdre dans un brouillard confus d'où émergeaient des cris bestiaux, uniques, forts... Le cri d'une rage qui s'échappait pour tout dévaster sur son passage. Natacha était ce cri. Elle lui appartenait, comme tant d'autres. Elle était la foule, comme tant d'autres.
Cette masse informe en était venu à ne devenir plus qu'une seule et même personne, un seul et même monstre, sans âme et sans conscience, qui criait, un seul cri. Natacha était ce monstre, comme tant d'autres. Et le monstre était en colère car on l'avait piqué, là sur le flanc. Les balles, maigres escarmouches sur sa peau dure comme du cuir, excitaient simplement sa colère, sans venir à bout de la bête. Quelques soldats, si frèles, tentaient de dompter la bête en s'attaquant un à un à chacune des molécules qui constituaient sa peau. Comme cela était vain !
Et la colère du monstre finit par gagner les soldats. Pourquoi combattaient-ils ? Pour qui combattaient-ils ? Ce cri de rage les concernait aussi, hélas ! Alors, ils n'avaient rien à faire de ce côté-ci du pouvoir. Le Tsar ? En prenant le commandement des troupes, il avait mené la Russie sur le chemin des défaites et de la faillite. Il ne méritait plus leur respect. Le symbole du tsarisme ? Beaucoup ne voulaient plus y croire. La Russie ? Mais le peuple était la Russie.
Alors les armes tombaient dans le camp adverse. Les soldats donnaient les munitions au monstre pour qu'il poursuivît son travail de destruction. Et la balance des forces s'inversait. Le Tsar était près de comprendre qu'une page se tournait. Le monstre en colère allait vaincre car le Tsar était seul.
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Le Prince russe
Historical Fiction1917 - La Russie se meurt. "Nicolas n'était pas communiste, mais cavalier seul. Nicolas n'avait pas de principes, mais une flamme d'amour et de haine qui brûlait en lui. Nicolas ne voulait pas le pouvoir, mais la satisfaction d'avoir réussi." Et Nic...