XI - Communauté

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- Je n'oublierai jamais.

L'image de ces deux corps étendus sur la glace. Le souvenir des yeux doux d'Aïsha, murmurant l'adieu muet. Cette nuit résumait tout pour lui. Le combat de sa vie.

Il avait revu Aïsha, certes. Et leur complicité s'en était renforcé. Pétrograd avait accueilli les deux amants, mais déjà Nicolas ne se savait pas tout à fait libre. Il avait promis à Aïsha qu'à sa majorité, il fuirait loin d'ici pour vivre. Hélas Kezanskov s'était interposé.

Aujourd'hui, c'était de sa vengeance qu'il s'agissait. Le jeune homme glissait le long des degrés, en s'appuyant à la rambarde pour assurer sa marche encore faible. Chacun de ses pas sur le bois grinçant lui paraissait résonner bruyamment dans toute la maisonnette. Mais nul autre bruit que ses pas.

Il parvint au bureau du comte et s'approcha de la grande commode qui se trouvait entre deux fenêtres. Il avait de la chance : avec la révolution, les Treskovitch avait dû déménager de nombreuses fois pour se cacher. Aussi, tout était encore dans des sacs ou dans ce meuble. Rien de bien dissimulé derrière une quelconque cache secrète.

- En revanche, existe-t-il une preuve ?

Sa curiosité le poussa à commencer dans l'instant ses recherches. Il ouvrit doucement un volet pour recevoir l'éclairage public dans la pièce, et fouilla dans les tiroirs de la commode. Minuit venait de passer. Il avait encore du temps devant lui. Travail minutieux, travail de fourmis, car les sacs étaient nombreux. Mais le jeune prince s'accrochait en tournant dans son esprit l'image des corps ensanglantés de ses parents, morbide souvenir. En effet, il voulut plusieurs fois abandonner, lassé de cette tâche fastidieuse. Néanmoins, vers le milieu de la nuit, il découvrit une étrange pochette qui interpella immédiatement son attention par son titre : Communauté de Philosophie Politique des Puissants. C'était un nom qui sonnait familier aux oreilles du jeune homme, et il put retrouver pourquoi dans cette pochette. Une liste énumérait les membres : son père en avait été le président. Le comte Treskovitch paraissait avoir pris le relais, mais l'année 1917 semblait avoir mis fin à cette communauté.

- Intéressant, murmura le jeune prince.

Il s'adossa au mur près de la fenêtre d'où venait l'éclairage pour pouvoir lire à son aise. Et tout d'abord, qu'était cette communauté ?

En feuilletant les rapports de chaque réunion, consignés dans un grand cahier, le jeune homme se trouva un peu perdu : il n'y avait pas de réels liens entre le début et la fin. Il décida de les lire un à un, scrupuleusement. Les premiers rapports dataient de 1905, c'est à cette époque que son père commença à être président et Nicolas supposa que c'est à cette époque que fut créée la communauté.

"Juillet 1905
Pour la première fois, la communauté se retrouve. Nous avons décidé de la garder secrète, par mesure de prudence. Si les paysans apprenaient que de telles réunions de plusieurs personnalités importantes se tenaient, il est possible que nous ayons à subir quelques tentatives d'attentats. Et puis, qui sait si les solutions que nous trouverons ne nous ferons aucun ennemi ? De cette réunion, rien de bien concluant. La communauté a été organisée de la sorte : le prince Odov en est le président ; le comte Treskovitch en est le secrétaire..."

D'autres noms suivaient en enfilade, mais ils n'intéressèrent pas le jeune homme. Il sauta le passage.

"L'un des premiers sujets abordés a été la clarification des objectifs de cette communauté. Il semble évident pour tous qu'il s'agit d'apporter des solutions à notre société malade. Notre point commun à tous est que nous  y sommes déçus par le gouvernement actuel. La discussion suivante portait essentiellement sur les manifestations qui ont eu lieu récemment. Tout le débat consistait à réfléchir à ses causes. Les avis divergent entre ceux qui remettent en question l'aristocratie russe, ceux qui font porter toute la responsabilité à la personne du Tsar ou ceux qui donnent le prétexte de l'ignorance et de la bêtise du peuple.

Le Prince russeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant