Chapitre 2. La petite fille sous le cerisier

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- Un nouvel élève ?

- Oui, il va arriver demain. C'est ma maîtresse qui me l'a dit !

La venue d'un nouveau camarade de classe était toujours source d'amusement pour nous. Il n'y avait qu'à voir la fierté que ressentait celui qui avait l'information le premier, et avait ainsi la chance de pouvoir l'annoncer. L' évènement amenait de multiples discussions : chacun pariait sur des détails futiles comme la couleur des cheveux et des yeux du nouveau venu.

- Il a les yeux bleus !

- Pourquoi tu dis ça ? Je te dis qu'ils sont marrons !

- S'il est blond il a forcément les yeux bleus !

- Et comment tu peux être sûr qu'il soit blond, nounouille ?

S'ensuivait bon nombre de tirages de langue et d'insultes enfantines. Personne ne tombait d'accord, et ceux qui étaient du même avis finissaient par oublier qui était dans leur camp au début. J'étais l'un des seuls à ne pas participer à ces paris et aux chamailleries qu'ils entraînaient. Je trouvais plus amusant de m'imaginer notre nouveau camarade de mon côté, sans partager mon avis avec les autres, et en développant avec lui, sans le connaître, une future amitié que je souhaitais voir devenir réelle.


Le lendemain, nous étions tous très excités à l'idée de rencontrer le nouveau venu. J'avais appris qu'il devait intégrer ma classe, ce qui me réjouissait d'autant plus. Nous avions gagné notre salle de cours à 8h30, comme à notre habitude. Notre camarade devait arriver à 10h. L'attente était interminable. Plusieurs élèves, plus qu'impatients, interrompaient la maîtresse pour lui demander toujours plus de détails.

L'horloge affichait dix heures moins dix quand on a frappé à la porte. La directrice entra, tenant par la main un petit garçon. Il portait une salopette en blue jean par dessus un t-shirt blanc. Il avait bien les cheveux blonds, presque platines, courts et un peu ébouriffés, mais ses yeux étaient étonnamment foncés. Son visage angélique était figé dans un air triste, que je mis sur le compte de la timidité. Quand je détachai enfin mon regard du nouveau, je remarquai que les autres élèves le fixaient aussi intensément que moi.

Voici Blaise, déclara la directrice. Elle va rester dans votre classe à partir d'aujourd'hui. J'espère que vous serez tous gentils avec elle.

Nous avons mis un moment à réaliser ce que venait de dire la directrice.Nous nous observions tous sans rien dire, avant qu'un de mes camarades, Martin, brise le silence :

- C'est pas un garçon ?!

Cette évidence avait un peu refroidi nos ardeurs. Les copains, une fois habitués au fait que Blaise soit une fille, l'avaient délaissée pour retourner à leurs jeux de garçons. Mais les filles ne voulaient pas non plus jouer avec elle, la considérant comme un garçon manqué qui ne pouvait pas s'amuser correctement à la poupée ou à la marelle. Alors elle restait tout le temps seule dans la cour de récréation, assise sous le grand cerisier, à contempler ceux qui auraient pu devenir ses amis.


Un jour, ma curiosité fut plus forte que la peur de ne pas faire comme tout le monde. La cloche avait à peine sonné le début de la récréation que tout le monde s'était précipité dehors. Blaise était sortie la dernière, comme toujours, et s'était dirigée lentement vers son arbre. J'attendis quelques minutes, l'observant de loin, avant de me décider à aller la voir. Elle était parmi nous depuis une semaine, mais je ne lui avais pas encore adressé la parole. Arrivée en face d'elle, je bafouillai :

-Tu... tu es Blaise c'est ça ?

Elle leva ses grands yeux sombres vers moi, sans répondre, comme si elle attendait d'être sûre que je m'adressais bien à elle. Son regard profond me troublait énormément, tellement que j'en rougis. Cela la fit réagir : pour la première fois, elle esquissa un léger sourire d'amusement.

- Oui, je m'appelle Blaise.

« Blaise »... Ce prénom qui m'était inconnu jusqu'à ce que je la rencontre sonnait magnifiquement bien sur ses lèvres. Sa voix était très claire, douce, mais tourmentée. Comment m'en étais-je rendu compte à seulement sept ans ? Je l'ignore. Mais, déjà à l'époque, ça me sautait aux yeux.

- Et toi, reprit-elle, c'est Gabriel c'est ça ?

- Oui, c'est ça, dis-je dans un sourire.


Des copains, remarquant ma présence sous le cerisier avec la « fille-garçon », s'approchèrent pour se mêler à la conversation. Croyant que j'étais venu la voir pour me moquer d'elle, ils commencèrent à lui poser des tonnes de questions :pourquoi s'habille-t-elle comme un garçon ? Pourquoi ne parle-t-elle pas beaucoup ?... Des interrogations du même type fusaient dans ma tête, et je mourrais d'envie de les lui poser – moi aussi je restais un gamin malgré tout. Mais je me retenais, car même si ces questions stupides étaient naturelles dans la bouche d'un enfant,nous savions au fond de nous qu'il ne fallait pas les formuler.Pourtant, j'étais le seul à taire ma curiosité mal placée.

Voyant le désarroi de Blaise devant cette bande de garçons qui lui donnait soudain toute leur attention, j'eus envie de leur dire d'arrêter.Ils parlaient tous en même temps, et tellement vite qu'elle n'entendait pas leurs questions en entier. Elle ne comprenait pas donc ne leur répondait pas, mais on voyait qu'elle paniquait face à toute cette agitation. Contrairement à elle, j'y étais habitué, et leurs questions m'énervaient : pourquoi t'es bizarre ? Pourquoi on dirait que t'as les cheveux blancs et les yeux noirs ? On dirait une sorcière. De toute façon si tu t'appelles Blaise, c'est que tu es un garçon, parce que c'est un nom de garçon !

D'un seul coup, je ne me suis plus senti à ma place. Je ne pensais plus aux élèves comme à des égaux, mais comme à des gamins ignorants qui n'avaient décidément rien dans la cervelle. Les entendre déclamer ces absurdités comme s'ils demandaient ce que nous ferions en rentrant en classe, comme si c'était naturel, comme si Blaise pouvait avoir une réponse à leurs questions idiotes...

Vous vous trompez tous ! m'écriai-je. « Blaise », c'est aussi un prénom de fille ! C'en est un puisqu'elle le porte !


Sans attendre une quelconque réaction de leur part, positive ou négative– des excuses auprès d'elle ou des railleries pour moi –j'attrapai la main de Blaise. Quand je l'aidai à se relever et que je plongeai mes yeux dans les siens, je vis mon reflet dans la profondeur de son regard. J'y vis un petit garçon avec des traits durs, un petit garçon que je ne reconnaissais pas. Il avait les mêmes cheveux châtain et les mêmes yeux noisette que moi, mais son visage était différent. Bientôt, je m'habituerai à voir ce visage, et je le reconnaîtrai comme étant le mien.

Rendre ses larmes à la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant