Chapitre 32. Retrouver sa place

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Chris tenait la main molle de sa sœur dans la sienne pour la guider vers l'ascenseur. De l'autre main, elle tirait derrière elle la grosse valise de Blaise. La sonnerie retentit, les portes s'ouvrirent mais sa cadette ne bougea pas. À nouveau elle dut la prendre par le bras pour qu'elle la suive dans le couloir, docile mais le pas traînant. Le studio des Gobelins était rempli de cartons, pour la plupart encore ouverts, occupant tout l'espace entre les meubles restants.

Blaise ne sembla pas les remarquer.

Chris l'assit sur le grand lit, qui faisait office de canapé. David les accueillit aussi chaleureusement que possible, tentant de faire abstraction du regard sans vie de Blaise. Il craignait pourtant de ne jamais s'y habituer...

Consciemment ou non, Chris parlait à sa  sœur de la voix doucereuse qu'on emploie avec un enfant. Elle la rassurait avec des phrases toutes faites qui n'atteignaient pas la conscience de Blaise, tout en délestant la valise de ses affaires.Puis elle abandonna sa cadette, ignorant son mari pour allers'enfermer dans la salle de bain. David savait qu'elle était entrain de pleurer. Cela arrivait presque tous les jours depuis les deux derniers mois. Il ne lui en voulait pas. Elle avait toutes les raisons de craquer : quoi qu'elle dise, elle n'avait pas eu le temps d'encaisser le choc de la mort de sa mère. Avec son père, coupable et en fuite, introuvable, elle restait avec sa sœur blessée,traumatisée et apathique sur les bras. Les visites à l'hôpital étaient lourdes en émotion, particulièrement lorsque Blaise faisait soudainement des crises de panique incontrôlables. Une fois – la première – elle perdit tellement son sang-froid à l'annonce du décès d'Elizabeth que les infirmières s'y étaient mises à trois pour la garder au lit. Chris en était si horrifiée qu'elle crut ne jamais pouvoir retourner dans la chambre.

Blaise venait de quitter l'hôpital, une ordonnance lui recommandant des consultations régulières chez le psychologue sous le bras, et sa grande sœur, malgré toutes ses appréhensions, la ramena chez elle, alors que David et elle étaient en plein déménagement, étant parvenu à récupérer l'appartement familial à leur nom.

Longtemps pendant la convalescence physique de Blaise, ils en avaient discuté, refusant l'aimable proposition de ma mère de prendre Blaise chez nous, et préférant la laisser guérir à son aise aux Gobelins en l'éloignant du lieu du drame, où eux seraient contraints d'habiter.

Chris se rendait malade chaque fois qu'elle y mettait les pieds, mais elle savait que ce n'était rien comparé à ce que sa sœur ressentirait en y retournant. De toute façon, elle ne pouvait la laisser seule dans ce grand appartement où tant de choses s'étaient passées.

Toujours assise sur le lit, les yeux dans le vague, Blaise fut réveillée par des gazouillements provenant de la pièce d'à côté. Elle se leva sans bruit et se dirigea à pas lents vers la source du bruit. Dans sa chambre, Simon était en train de jouer, assis dans son parc, mais sa tante le vit à peine. La seule chose qui accrocha son regard fut le mur bleu qu'elle avait aidé à peindre mais qu'elle ne reconnut pas. Envolées les traces de peinture sur la table du Colombel : cette chambre, aux yeux de Blaise, c'était la sienne. La chambre bleue.

Transportée dans l'univers de petit garçon que lui avait bâti son père, elle revit tour à tour la commode, le couteau, l'escalier, sa mère, et le sang qui lui brouillait la vue. Sans s'en rendre compte, elle s'était mise à crier, ameutant Chris et David. Ce dernier réconforte le petit Simon, qui avait commencé à pleurer, effrayé par les cris de sa tante, tandis que Chris prit Blaise dans ses bras et la berçai doucement en lui chuchotant à l'oreille. Elle ne voulut pas croiser le regard de son mari. Elle savait que, comme elle, il se demandait comment ils allaient surmonter tout cela. Et elle refusait de réfléchir à cette question pour l'instant, de peur de s'effondrer en la trouvant sans réponse.

De réponse, elle n'en trouva effectivement pas. Les jours suivants furent terribles. Chris ne savait où donner de la tête entre le déménagement, son fils et sa sœur. Elle n'eut pas le temps de se rendre compte qu'elle passait à côté de son propre deuil en devant supporter celui de Blaise. Chaque soir elle pleurait de chagrin, mais sans se délester de sa douleur, plus par un trop-plein d'émotions accumulées. Impossible d'aller de l'avant autrement qu'en apparences.

Simon, inconscient à tout ce qui se déroulait sous ses yeux innocents de petit garçon, essayait continuellement d'attirer l'attention de sa mère et de sa tante.Malheureusement, la première ne pouvait lui rendre qu'un regard tendre mais rempli de tristesse, quand la seconde était même incapable de cela. Quant à son père, son travail l'accaparait encore plus qu'à l'accoutumée, et David disparaissait toute la journée, parfois avant qu'il ne soit réveillé, et rentrait souvent après qu'il fut endormi.

Le jour du déménagement fut déchirant. Chris dut fermer la porte de la chambre afin de s'assurer que sa sœur n'y rentre pas et ne fasse une nouvelle crise d'angoisse à la vue des murs qu'elle n'avait pas eu le temps de repeindre. Le petit appartement des Gobelins devint un studio où Blaise semblait vouloir rester pour toujours.

La première nuit que David et Simon passèrent chez les Lucas, Chris préféra le passer en compagnie de sa sœur. Elle appréhendait tant de la laisser... Elle le savait : il n'y a rien de pire que de se retrouver seul face à soi-même. Et tandis qu'elle ne cessait de répéter à Blaise qu'elle reviendrait chaque jour, dès le lendemain, elle avait l'impression terrible de lui dire adieu. Sans doute parce que sa sœur n'était plus quel'ombre d'elle-même. Pourtant, au moment où Chris s'apprêtait à refermer la porte, la voix enrouée de sa cadette prononçant son prénom la frappa de plein fouet : Blaise avait si peu parlé depuis la mort de Beth. Quelquefois seulement, elle avait posé des questions, et pas plus d'une ou deux à la fois.

« Maman ne reviendra pas, n'est-ce pas? »

« Richard a disparu ? »

Elle avait naturellement commencé à l'appeler par son prénom. Son crime avait renié tout lien pouvant exister entre eux.

« Pourquoi Gaby ne vient pas ? » avait-elle fini par demander.

Chris fut contrainte de lui révéler que j'avais eu un accident de voiture, qu'un chauffard m'avait renversé, que mes jours n'étaient plus en danger mais que, comme elle, j'étais cloué à mon lit d'hôpital. Si cette annonce attrista Blaise, Chris savait que me voir lui serait bien plus douloureux. Elle décida que sa sœur devrait rester à l'écart le temps de se remettre psychologiquement, ce qui fut bien plus long que prévu.

Toujours assise sur le grand lit qui était devenu le sien, Blaise avait tourné la tête vers la porte et articula le nom de sa sœur, la voix rauque de ne pas assez parler. Chris s'empressa de rentrer dans l'appartement et accrocha un regard humide à celui de Blaise, dans lequel elle crut percevoir un léger éclat disparu depuis des semaines derrière le noir de sa pupille morne.

- Oui, ma puce ? l'encouragea Chris, émue.

Blaise la dévisagea encore un instant en clignant des yeux.

- Qu'est-ce que je dois faire ? Comment je vais y arriver sans elle ? dit-elle d'une voix neutre qui faisait pourtant transparaître toute sa détresse.

Sa sœur lâcha son sac et ses clefs et se laissa tomber à coté d'elle, sur le lit. Elle l'enveloppa doucement de ses bras, recueillit sa tête dans son cou et lui murmura qu'elle ne savait pas. Une larme tomba de ses yeux dans les cheveux de sa cadette. Par un étrange effet de contagion, Blaise se mit à pleurer, jusqu'aux sanglots. C'était la première fois depuis la mort de leur mère.

Longtemps, Simon comparerait Blaise à ces princesses de contes de fées, qui restent enfermées des années durant dans le donjon d'un château merveilleux, et qui finissent par en être délivrée par un courageux prince. Mais chez Blaise, le dragon à occire n'était pas d'écailles et de flammes : il résidait dans son propre désir d'enfermement. Dépasser une volonté si profondément ancrée me semblait bien plus brave que de combattre une créature imaginaire, aussi féroce soit-elle... Et là où Blaise surpassait encore plus ces modèles de princesses en jupons, c'est en revenant vivre dans cette tour une fois délivrée de ses maléfices, afin d'en faire sa maison, peinturlurant les murs de blanc comme on lustre le marbre du donjon.

Les deux sœurs restèrent longtemps enlacées ainsi, jusqu'à ce que leurs larmes aient séchées sur leurs joues. Alors Chris partit en renouvelant sa promesse de revenir dès le lendemain.

Rendre ses larmes à la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant