Le jeune homme regarda la main qu'elle lui tendait.
- Elizabeth Portman, se présenta-t-elle en souriant.
Elle n'avait pas l'accent anglais que son nom présageait, mais il retrouva aisément les tons chantants de la langue dans ses quelques mots. Il serra doucement ses doigts dans les siens.
- Richard Lucas, dit-il à son tour.
- Blaise ?
Blaise ouvrit les yeux et regarda un instant ma main posée sur son épaule.
- On doit y aller... fis-je doucement.
Elle se leva et lissa du bout des doigts sa robe de satin noir. Elle attrapa son sac tandis que je lui ouvrai la porte et me précéda dans la cage d'escalier.
Olivia fut enterrée à côté de son fils au cimetière du Montparnasse par une journée ensoleillée qui lui ressemblait. Elle était entourée d'anciennes connaissances. Tous voulaient rendre un dernier hommage à cette vieille bourgeoise inoubliable.
Le lendemain, Richard fut mis en terre à son tour. Quelques allées le séparaient de sa femme, d'Olivia et de William Strauss, et leurs trois tombes devaient pour toujours pointer la sienne d'un air accusateur. Quelques inconnus sont venus lui faire leurs adieux. Blaise et moi observions la scène en silence, cachés derrière un arbre. Chris avait refusé de venir. Quand tout le monde fut parti, Blaise lâcha ma main et se baissa pour cueillir une fleur sauvage qu'elle alla déposer sur le marbre de son père, la seule qu'elle y mettrait jamais.
- Je n'ai jamais compris pourquoi il me laissait passer autant de temps avec toi alors qu'il te détestait, se confia Blaise.
Je m'étais moi aussi posé cette question de nombreuses fois. Tout ce que nous avions vu prouvait bien que, sous l'effet de l'alcool ou non, Richard Lucas était fou. Alors cela me faisait mal de penser que, peut-être, l'homme que Beth avait aimé respirait encore sous l'incarnation de la colère qu'il était devenu. Il était dur de croire en cette hypothèse lorsqu'on avait assisté à l'agonie délirante de cet homme... Mais alors que j'éprouvais pour lui la même haine qu'il devait ressentir envers moi, je ne pouvais qu'espérer avoir raison. Si c'était le cas, Beth et Olivia ne seraient peut-être pas mortes pour rien.
- Je ne sais pas... mentis-je à Blaise.
Pour arriver à la même conviction improbable que la mienne et l'accepter, il fallait pouvoir croire qu'une forme de compassion subsistait chez son père. Blaise en était devenue incapable depuis bien longtemps.
En passant à côté de la tombe de Beth, j'y déposai à mon tour le bouquet de glaïeuls que Blaise avait apporté pour sa mère. En relevant la tête, je remarquai son visage contrarié. Lui demander comment elle se sentait paraissait déplacé, mais Blaise comprit ma question muette. Elle inspecta un temps la tombe de sa mère avant de lever la tête vers celle d'Olivia, marbre débordant de fleurs parmi la masse de caveaux nus. Un homme âgé était débout depuis de longues minutes face à la tombe de la bourgeoise, les cheveux noirs parsemés de mèches poivre et sel encadrant son regard froid et vide. Un deuxième homme aux cheveux clairs s'approchait doucement, hésitant, jusqu'à ce qu'il se décide à poser sa main sur l'épaule tombante qui lui tournait le dos. Au léger sursaut au contact de cette main calleuse mais chaleureuse succéda un mouvement de recul lorsqu'il le reconnut. Le vieil homme prit dans ses mains le visage marqué du nouveau venu et se mit à pleurer. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, deux enfants se réconfortant d'une même perte tandis qu'ils auraient dû se réjouir de leurs retrouvailles.
Blaise détacha son regard des deux hommes et le porta à nouveau sur la tombe. Entre deux pots, un dessin voletait doucement, protégé des rafales du vent.
- Tout ça... commença-t-elle en se tournant vers moi. Ça ne va pas...
Depuis que nous avions lu la lettre d'Olivia, nous étions tiraillés entre une mélancolie et une froideur qui ne nous ressemblaient pas. Blaise cherchait les bons mots en remontant le nœud de ma cravate.
- Est-ce qu'on est devenu incapables de pleurer ? demanda-t-elle sans relever les yeux de mon col.
- Eh... dis-je doucement pour attirer son regard.
Quand mes yeux captèrent enfin les siens, je murmurai :
- Ça reviendra.
Elle passa lentement sa main le long de ma joue en souriant tristement. Je commençai à m'éloigner et lui tendis un bras qu'elle vint prendre contre le sien.
Tournant le dos aux deux hommes et aux tombes de nos disparus, nous nous sommes éloignés avec le crissement des gravillons accompagnant nos pas, sous le regard bienveillant du Génie du sommeil éternel.
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Rendre ses larmes à la pluie
Ficción GeneralDepuis sa naissance, Blaise est travestie en garçon par un père machiste et violent. Raillée pour sa différence par la plupart des enfants, elle est pourtant acceptée par le jeune Gabriel. La prenant sous son aile, et au fil des années, il comprend...