Le jour où j'avais revu Blaise au Colombel, il y avait quelques mois de cela, et que nous avions flâné jusqu'à ce que la nuit noire nous apporte le sommeil... Ce jour-là, j'ai eu peur.
Malgré tous les souvenirs partagés, je craignais qu'on soit redevenus des étrangers – ou pire – de simples connaissances. Dix mois sans un mot, c'est long. Et Blaise qui feignait d'avoir oublié...
Alors quand nous nous sommes assis sur le banc décrépi d'un petit square désert, je lui ai dit, de but en blanc, de ne pas faire semblant.
- N'essaie pas de me faire croire que tu as tout oublié, avais-je murmuré.
Elle était restée à m'observer jusqu'à ce que son regard ne s'adoucisse.
- J'ai souhaité pendant longtemps ne pas me rappeler. Ça n'a servi à rien.
- Tout à l'heure, je me suis dit que ce serait peut-être mieux... Oublier... Parce que si tu n'étais pas là ces derniers temps, c'est justement que tu devais sans cesse te souvenir de tout ce qui s'est passé, constamment, et que ça devait être si prégnant que tu ne pouvais rien faire d'autre. Être enchaîné par ses souvenirs, c'est un châtiment bien cruel tu ne trouves pas ? avais-je dit avec un sourire triste.
Blaise me dévisageait attentivement. Ses yeux interrogateurs me prouvaient que j'avais raison et semblaient vouloir me demander : « Mais comment le sais-tu ? »
J'aurais souhaité que cette question muette demeure à jamais sans réponse.
Une semaine avait passé depuis que j'avais fait irruption chez les Lucas. J'avais proclamé à Richard que je savais tout, et j'en avais fait les frais. Le visage boursouflé qu'il m'avait laissé n'était pas tout à fait revenu à la normale. Je n'avais pas de nouvelles de Blaise, et aucune de Chris non plus depuis que je l'avais croisé dans l'escalier quand j'étais rentré le visage en sang. Elle m'avait dit qu'elle devait aller chez ses parents, qu'elle avait quelque chose à y faire...
C'est ce jour-là qu'elle confia à sa sœur le couteau qui devait lui servir à se défendre, et qui se révéla inutile.
Les jours suivant cette altercation, je n'avais cessé de songer aux paroles de Beth lorsqu'elle m'avait ramassé dans le couloir après que son mari m'ait mis à la porte.
Tout ce que j'ai toujours fait, c'est protéger mes filles...
Tu pourrais avoir une vie normale loin de nos problèmes, alors pourquoi est-ce que tu fais ça ?
Son sourire triste qui contrastait tant avec la force que l'on devinait dans ses yeux me hantait même la nuit, où je me réveillais en sueur en croyant encore sentir la poigne de Richard se serrer autour de mon col pour me soulever contre le mur.
C'est encore un cauchemar qui me sortit du sommeil cette nuit-là. Les deux aiguilles se rejoignaient presque au niveau du nombre douze sur la pendule suspendue au mur. Je me redressai en passant la main le long de ma nuque humide. Comme toujours, mon attention se porta un bref instant de l'autre côté de la rue, vers la fenêtre de Blaise, toujours éteinte et silencieuse.
Pas cette fois.
La façade entièrement noire de l'immeuble d'en face était entachée d'un carré de lumière, juste face à ma chambre : celle de Blaise. Le plafonnier était allumé et mettait bien en évidence la feuille de papier accrochée au carreau, mais la pièce semblait vide de tout occupant. Je plissai les paupières pour mieux lire l'unique mot écrit en grosses lettres capitales : « Désolée ».
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Rendre ses larmes à la pluie
General FictionDepuis sa naissance, Blaise est travestie en garçon par un père machiste et violent. Raillée pour sa différence par la plupart des enfants, elle est pourtant acceptée par le jeune Gabriel. La prenant sous son aile, et au fil des années, il comprend...