Chapitre 5. Nos pas sur les pavés

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Je la raccompagnai quand le soleil commença à décliner, nous privant de sa lumière. Je récupérai mes béquilles posées à mes pieds après m'être levé dans le crissement familier des chaises et déposai plusieurs pièces dans le cendrier avant de quitter le café.

Nous marchâmes côte à côte jusqu'à l'ancien studio de Chris à une station de métro de là. Je la suivais, toujours un pas derrière elle, pour qu'elle me montre un chemin que je connaissais par cœur : combien de fois étais-je venu en bas de son immeuble ? Combien d'heures perdues à contempler sa fenêtre en espérant l'apercevoir juste pour savoir qu'elle allait bien, qu'elle se remettait de tout ça ? En pénétrant avec elle dans la ruelle où elle habitait, je me demandais si j'aurais un jour le droit d'entrer à nouveau dans cet appartement, ce lieu secret où elle s'était enfermée et où seule sa sœur pouvait pénétrer. Je voulais voir comment elle avait vécu, comment elle tuait le temps dans cette prison de coton où elle se sentait protégée. Je voulais savoir si elle avait changé les meubles de place, et quelles affaires elle avait emportées avec elle. Je voulais regarder par sa fenêtre en imaginant un moi passé assis dessous.

En arrivant devant sa porte, nous échangeâmes encore quelques mots avant de se quitter. Après tout ce temps sans la voir, je n'avais pas vraiment envie de la laisser partir. Mais il faudrait bien qu'elle rentre tôt ou tard dans son studio, pour une nuit ou une journée tout au plus. Car, cette fois, elle ressortirait. Et pas après des mois – garçon manqué métamorphosé en une jeune fille extraordinaire qui aurait l'air ordinaire aux yeux des passants – mais telle qu'elle était la veille, avec des vêtements différents. Blaise se tourna enfin vers la porte et appuya sur les quatre touches du digicode. Elle me fit un dernier sourire et s'apprêtait à entrer, mais sa main resta suspendue devant la porte, effleurant la poignée sans jamais la toucher vraiment. Le délai accordé par le digicode passé, la porte émit un déclic signalant son verrouillage, nous faisant sursauter tous les deux. Sortie de sa torpeur, Blaise se tourna vers moi et, tout en se frottant l'arrière du crâne avec le plat de sa main, elle me dit d'un air gêné :

- Tu sais, je crois que j'ai passé un peu trop de temps dans cet appartement ces derniers temps. Alors je ne suis pas sûre de vouloir déjà y retourner...


Ce soir-là, nous avons marché, encore et encore, jusqu'à nous écrouler sur le trottoir d'une rue déserte du 8 ème arrondissement, non loin des Tuileries. Je ne tenais plus sur mes jambes, et même mes bras me faisaient souffrir à force de m'appuyer sur mes béquilles. Blaise aussi était fatiguée, ayant perdu l'habitude des longues virées parisiennes. Alors que nous récupérions tant bien que mal, adossés à un mur de crépis au contact très désagréable, elle ressassait notre soirée en s'amusant de tout et de rien, imitant les mimiques des passants ou les visages renfrognés des gens dans le métro. Et moi je me laissais entraîner dans la gaieté de la vie nouvelle qu'elle souhaitait se construire sur les vestiges du passé.

Nous avons réussi à nous traîner jusqu'à la station la plus proche avant que le dernier métro ne s'enfonce sous terre. Nous étions assez loin du petit studio de Blaise dans le quartier des Gobelins et, exténués, n'avions plus le courage de traverser Paris pour y retourner. L'appartement que j'occupais à Neuilly était plus proche. Nous sommes descendus à Porte Maillot pour finir la route à pied. Quand nous nous sommes enfin engagés dans ma rue, Blaise entr'ouvrait à peine les yeux. Elle avançait en somnambule, passant comme un automate par les portes que je tenais ouvertes. Je la guidais jusqu'à ma chambre, à l'étage, et elle se laissa tomber sur le lit avant de s'endormir aussitôt. Je lui ôtai tant bien que mal sa veste, et la posai avec la mienne sur le porte-manteau accroché derrière ma porte. Puis, sans faire de bruit, je poussai mon gros fauteuil jusqu'au lit et, une fois installé confortablement, j'étendis mes jambes sur les couvertures,mes pieds reposant à côté de ceux de Blaise. Quelques minutes plus tard, je m'endormis à mon tour.

Rendre ses larmes à la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant