Le silence le plus glacial semblait s'être abattu depuis des lustres dans la salle de bain. Aidan était éteint, face contre terre,lamentable. Il gisait au sol dans un sinistre décor. Une petite fenêtre au-dessus de la baignoire, sous le plafond, projetait quelques rayons de lumière sur sa carcasse. Les serviettes avaient été balancées aléatoirement dans la pièce; des flacons de diverses substances éclatés en mille morceaux. Les meubles étaient restés mi-clos, vidés de leurs contenus sur l'ensemble de cette pitoyable scène. Des traces de sang asséché au sol, un vieux tissu gorgé de sang qui moisissait ainsi que des analgésiques renversés à côté du lavabo témoignaient d'un affolement passé. Le temps semblait avoir été figé dans ce décor serein et sordide. Seule l'horloge qui indiquait "2:46" permettait de distinguer l'écoulement du temps, seconde par seconde, dans un écho calme et imperturbable. Une écœurante odeur d'humidité emplissait la salle.
Sous le t-shirt gris délavé, une faible respiration s'empara du corps, qui tentait difficilement d'extirper l'oxygène de ces relents âcres dans lequel il était plongé. Ses pupilles s'ouvraient, se refermaient lentement. Les doigts faibles et inutiles qui tentèrent faussement d'agripper le sol en vain, ne ressentirent aucune sensation. Les bras affaiblis peinaient à appuyer sur chaque paume contre le carrelage pour soulever cette masse léthargique, si fatigué, marqué par une immobilité cruciale. Son visage, suspendu au-dessus du sol, incapable de se redresser, restait replié sur lui-même. Il avait le teint cadavérique et ses cheveux sales lui retombaient sur les yeux. Une barbe naissante s'était formée sur ses mâchoires. Il releva lentement la tête vers sa casquette, sur les carreaux.
Cet air âcre imprégné au plus profond de ses poumons, et qu'il gardait depuis un temps le fit tousser de dégoût. Le sang se mélangeait à sa salive, s'agglutinant entre ses lèvres et plongeant en un long et fin filet. Tout s'égouttait sur ce carrelage qu'il avait si longuement embrassé. Il se relevâ lourdement. Ses mains prirent le meuble comme appui, mais sa toux le reprit, bruyante, esseulée dans le mutisme de la pièce. Il senti son estomac se resserer.
Son corps se courba brutalement par-dessus le lavabo. Ses poings crispés frappèrent des deux côtés de l'évier, dans un élan vif avant de déglutir, criard, toute cette immondice qui l'inondait de l'intérieur. Assoiffé, il s'empressa de boire avidement l'eau revigorante du robinet. Il essuya le liquide qui coulait sous sa bouche en levant les yeux vers l'armoire à pharmacie. Ses yeux examinèrent chaque détail de l'épouvantable miroir griffonné et fendu d'un bout à l'autre. Il ne reconnaissait plus les traits familiers de son visage que le temps avait ammoindri. Son teint blafard, ses yeux creusés, ses lèvres desséchées et le sang autour ne laissaient planer aucun doute sur son état. il se tourna et promena son regard au gré du désordre qui se présentait à lui, d'un œil hagard.
Il ouvrit la porte qui donnait sur un couloir mal éclairé, dans un grincement distinct, au beau milieu d'un silence froid et dépeuplé. Les murs étaient griffonnés et sur le sol s'étendaient des traces de terre. Dans toute la maison, les mouches virevoltaient joyeusement. Le réchappé se tenait là, tombant, appuyé contre le mur. Il extériorisait cette odeur qu'il n'avait que trop respiré. Il inhala ainsi ce nouvel air par une grande bouffée: une immonde odeur de merde bien plus abjecte que la précédente s'était rependue en lui. Cet écœurement soudain le poussa à tousser considérablement fort: sa gorge prête à rendre une seconde fois. Il se traînait dans le couloir; son corps chancelant d'un côté vers l'autre, comme si les murs s'amusaient à balancer cet amas de chair fragilisé.
-Lauren? Émettait-il entre deux pas d'une voix à peine distinguable.
-Lauren? Répéta-t-il plus distinctement.
Aucune réponse ne lui fut rendue. Il répéta une troisième fois en atteignant la cuisine, où un corbeau grassouillet était posé sur la gazinière, le bec taché d'hémoglobine. Le malicieux volatile s'envola par la fenêtre. Il retrouva une cuisine confuse, saccagée, dévastée. Des placards étaient grands ouverts, des bocaux éparpillés et vidés par terre, et des ustensiles de cuisines délogés et abimés. La porte qui menait au jardin, était elle-même fracturée: tout ça ressemblait à un pillage.
Cette fois-ci, il cria, apeuré par l'état du mobilier qui laissait présager toutes sortes de choses. Son cœur se serrait dans sa poitrine. Le nom de Lauren résonnait dans chaque recoin de la maison. Il se précipita, tous ses mouvements dictés par l'angoisse, à travers le couloir, gravit les escaliers dans une panique horrible qui faisait trembler tout son être.
L'odeur devenait plus intense au fur et à mesure qu'il montait. En haut de l'escalier, l'air était devenu irrespirable, appuyant une atmosphère déjà bien crasseuse et horrifiante. Il s'apprêta à pousser la porte entrouverte de sa chambre. Son coeur s'emballait, des perles de sueurs se formaient. La pénombre l'empêchait de voir le sang sur la poignée. Sa peur fut si grande qu'il ne le sentit pas sous ses mains, moites et spongieuses. Les coups, renfoncements, craquelures et griffes ornaient le bois blanchâtre et son encadrement. Quelques morceaux manquaient contre la serrure brisée.
Il se retrouva face à une véritable scène d'effroi: un cadavre aux multiples écorchures, déchiqueté, pourrissait en travers de son lit. Les draps sur lesquelles il s'était raidis étaient durcis par le sang qui les gavaient, sauvagement piétinés. Il trônait en maître au milieu de cette vision des Enfers. Ses vêtements n'étaient plus que des loques qui se mêlaient à des restes de peau sans vie. À moitié allongé sur le matelas, dans une position de martyr, son abdomen était béant et ses entrailles s'étendaient à ses côtés comme une agglomération de vers affamés sortant de leurs festins. Scarifié, Tailladé, raviné, son buste et son bras tombaient et atteignaient presque la moquette sale. La tête plongeait vers le bas. Sur sa peau commencait à apparaitre des ampoules, tel des champignons naissants. Son cou présentait une couleur verdâtre, du liquide assurément dû à la putréfaction, sortaient par tous ses orifices. L'expression de son visage semblait s'être figé sur la fin de son agonie. Ses yeux grands ouverts suppliaient de l'aide, sa bouche hurlait de toutes ses forces. A la manière d'un messager de la mort, les iris regardèrent le spectateur tétanisé , la respiration haletante et les sanglots bruyants, au bord de la crise de larmes. Un silence de mort régnait en maître, dans lequel ils semblaient correspondre.
Pris d'une démence soudaine, il dévala l'escalier à une vitesse folle. Il tomba à la renverse sur la dernière marche, s'écrasant maladroitement avant de se relever plus rapidement encore. Il ne voulait qu'une chose: s'éloigner le plus loin possible de cette horreur qui avait réussi à se faire une place chaleureuse dans ses pensées. Son obsession l'empêchait toute réflexion. Il prit à la volée un six coups qui traînait au fond d'un meuble; sur le chemin de sa fuite, sans même prendre le temps de vérifier le barillet. Il se retrouva en un instant devant sa maison, au beau milieu de la rue dans laquelle il se tournait et se retournait, en pointant son arme qui trémulait d'une main incertaine. Ses jambes, son visage, tournoyaient sans cesse dans des hurlements délirants. Sa main s'était contractée sur la crosse dégoulinante de peur Il ralentit progressivement et compris. Tout se trouvait dans l'immobilité la plus absolue. Une catastrophe semblait s'être déchaînée dans la banlieue américaine. Des voitures avaient été délaissées sur la route et pelouses, les portières ouvertes. La sienne avait disparu. D'imposantes planches de bois grossièrement cloués, clôturaient certaines fenêtres et portes d'entrée des maisons voisines. Certaines entrées étaient bloquées par d'imposants amas de meubles sans fin. Sur la terre, des narcisses et des hortensias bleutées, presque éteintes, étaient tombées du rebord de la fenêtre.
La rue était vide de toute vie. La ville elle-même était morte. Il se retourna, espérant trouver la moindre étincelle de vie. Il était comme seul au milieu d'un immense desert, scrutant les alentours à la recherche d'une goutte d'eau. Tout espace n'était plus qu'un vague cimetière providentiel.
Plus rien dans cet endroit ne lui était familier.
Irrémissiblement, le monde qu'il connaissait avait sombré de manière inéluctable.
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Misérable rédemption
Science FictionL'existence passagère de l'être humain se clôture. Les sociétés bâties prennent fin. Son évolution se conclue et ses traces disparaîtront. Les derniers hommes se meurent, subsistent, tentant désespérément de survivre dans la crasse, l'affliction, l...