Œil, M.C. Escher (1946)
« Non certes elle n'est pas bâtie/Sur du sable sa dynastie
Il peut dormir ce souverain/Sur ses deux oreilles serein
Je tu il elle nous vous ils/Tout le monde le suit docile
Il est possible au demeurant/Qu'on déloge le Shah d'Iran
Qu'un jour on dise c'est fini/Au petit Roi de Jordanie
Qu'en Abyssinie on récuse/Le Roi des rois le bon Négus
Que sur un air de fandango/On congédie le vieux Franco
Que la couronne d'Angleterre/Ce soir demain roule par terre
Que ça s'est vu dans le passé/Marianne soit renversée
Mais il y a peu de chances qu'on/Détrône le Roi des Cons. »
Georges Brassens, Le Roi
Quelques nouvelles années avaient passé. Zébulon avait désormais quatorze ans. Le docteur Schmidt avait décidé de passer à une phase plus pratique de son apprentissage. Une des priorités lui avait semblé être d'enseigner à son jeune élève l'art de se défendre. A cette fin, il lui avait appris à manier un certain nombre d'armes improbables et à pratiquer l'æmanvi (à l'origine, acronyme d'Étrange Art Martial Au Nom Véritablement Imprononçable, avant que les premiers a et e ne s'inversent par une curieuse alchimie linguistique).
Or, ce jour-là justement, le docteur Schmidt et Zébulon s'exerçaient dans la forêt bordant le domaine. Chacun d'entre eux portait nombre d'armes d'aspect étrange. Au moment précis où commence notre narration, Zébulon abattait son sabre télescopique sur le docteur qui contrait l'attaque à l'aide de son ciseau à oneilles et de son croc à finances.
« Tiens ta garde, Zébulon, s'exclama le docteur d'un ton joyeux en lui assénant un coup de canne en plein ventre.
- Ouche, répliqua son interlocuteur, mais comment faites-vous pour vous battre comme ça avec votre jambe ?
- Je peux m'assoir quelques instants sur ma canne pour manier deux armes à la fois.
- Vous venez de me frapper avec votre canne !
- Je peux rester en équilibre sur ma jambe droite le temps de te frapper.
- Ah ... soupira Zébulon avant de charger son adversaire de son sabre télescopique.
- Pas comme ça ... gronda le docteur en parant l'attaque et en abattant sa canne sur le dos de Zébulon.
- Aïe. Vous ne m'avez jamais expliqué comment vous vous étiez blessé, d'ailleurs (il recula pour souffler un peu).
- Oh, c'était il y a bien longtemps. J'étais jeune à l'époque et je menais des expériences dangereuses.
- Il y ena une qui a mal tourné ? (il réussit à expédier au loin le ciseau à oneilles du plat de sa lame)
- Humph. (il esquissa les premiers gestes de la Danse n°3 de Werner von Juplulu, une version condensée de la danse de la pluie des Cherokee) Il s'agissait – am stram gram – de transférer l'âme d'un scanner noir et blanc – pic et pic et colegram – dans une imprimante couleur.
- Pour quoi faire ? » dit Zébulon, interloqué à la fois par ce que faisait et ce que disait le docteur.
Le docteur, justement, était en train de murmurer « bour et bour et ratatam, am stram gram ! ». Zébulon sentit quelque chose le frapper à l'arrière du crâne.
« Ouille ! Comment avez-vous fait ça ? s'exclama-t-il à l'adresse du docteur qui, souriant, le regardait à travers ses lunettes opaques.
- Tu ignorais donc l'effet qu'avaient sur les ciseaux à oneilles la Danse n°3 de Werner von Juplulu conjuguée aux paroles de l'antique comptine "Am stram gram" ? interrogea le docteur, toujours souriant. Il te reste beaucoup à apprendre. Pour répondre à ta première question, sache que j'avais l'intention de transférer l'âme d'un sac dans un autre sac en meilleur état. Mais je ne savais pas comment faire. Il me fallait un cobaye ! Imagine si l'expérience avait échoué et si je l'avais perdu ...
- Qui ?
- Le sac ! Suis, un peu ! Bref, je suis un jour tombé sur ce scanner qui se sentait fort mal dans sa peau ... ou dans son plastique plutôt, se reprit le docteur, et j'ai proposé de transférer son âme dans une imprimante.
- Et l'âme de l'imprimante ? digressa Zébulon en tentant d'arracher à son adversaire son croc à finances à l'aide du ciseau à oneilles.
- As-tu déjà vu une imprimante dotée d'une âme ? s'agaça le docteur. Bref, toujours est-il que j'avais un problème ... (il repoussa vivement son imprudent adversaire, lequel tomba à la renverse, et lui appuya sa canne sur le cou) Quel problème, jeune homme ?
- Vous ne saviez pas comment faire ? tenta Zébulon (le docteur accentua la pression de sa canne)
- Sois plus précis. Extirper l'âme d'un animal est facile. Il suffit d'enfoncer un arrache-cœur dans l'œil au lieu de le faire dans le torse, puisqu'on veut prendre l'âme et non le cœur, et que les yeux, c'est bien connu, sont les fenêtres de l'âme. Mais un scanner n'a pas d'yeux et c'est là qu'est le problème. (Il relâcha Zébulon qui se releva douloureusement) Alors comment faire ? J'ai avalé le scanner, me suis arraché l'œil gauche et ai saisi l'arrache-cœur. Mais au dernier moment, je me suis rappelé que l'imprimante n'avait pas d'yeux non plus et que je ne pourrais donc implanter dedans l'âme du scanner. Alors j'ai aussi avalé l'imprimante et j'ai laissé l'alchimie se faire dans mon estomac par l'intermédiaire de certains sucs gastriques qui me devaient un service. Enfin, j'ai régurgité l'imprimante. L'expérience sembla avoir réussi pendant une seconde et deux dixièmes. Mais l'âme du scanner souffrait dans une machine qui n'était pas faite pour l'accueillir. Elle tenta de s'échapper. Et l'imprimante explosa. De nombreux débris se plantèrent dans ma jambe gauche, déchirant la peau, déchiquetant les chairs, pénétrant les os, coupant veines, muscles et nerfs. L'amputation n'a pas été nécessaire. Mais je dois désormais m'aider d'une canne pour marcher. »
Son ton s'était fait sépulcral ; son visage, glacial. Zébulon titubait, massant lentement sa gorge. Soudain, le docteur saisit le pistolet à phynances qui pendait nonchalamment contre sa jambe et tira sur Zébulon. Celui-ci eut juste le temps de dévier la balle du plat de sa lame (qui se brisa sous la violence du choc), déjà le docteur faisait tournoyer entre ses mains agiles une longue serpillère à double schnorchel et avançait sur Zébulon. D'un coup, il le fit tomber, leva la serpillère au-dessus de sa tête, prêt à frapper. Zébulon, la tête écrasée entre les jambes du docteur, voyait la silhouette de celui-ci se détacher sur fond de soleil couchant, tel un dieu nordique en passe d'abattre sa terrible lame sur le serpent Jörmungandr. Puis, le jeune homme rassembla ses forces et marmonna rapidement une vieille incantation slave :
« Лєѣси-ка часъ ...
- Aaaaah ! » s'exclamait le docteur en s'apercevant qu'il volait, propulsé vers l'arrière par l'enchantement.
Zébulon et lui se relevèrent en même temps et adoptèrent simultanément la position de Charcot-Janet, posture de base de l'æmanvi qui consiste à arrondir le dos, à arquer les jambes (exercice passablementdifficile pour le docteur) et à maintenir ses deux bras parallèles dans la continuité de la colonne vertébrale. Mais pour expliquer clairement ce qu'est l'æmanvi, sans doute devrais-je passer la parole à l'Encyclopédie Centrale, astucieux stratagème qui permet à l'Auteur de clore un chapitre qui n'a que trop duré.
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Le Docteur et l'Impératrice
FantasyPourquoi ont-ils tué les parents de Zébulon ? A quoi travaille l'étrange Sir Ogier de Pique ? Que fait le Christ amnésique dans cet hôpital psychiatrique ? Quel complot se trame dans l'ombre ? Pour répondre à ces questions, un seul endroit : le Coll...