« Quel est le plus grand bonheur de l'homme dans la civilisation occidentale, si ce n'est : rentrer chez lui après une dure journée de labeur pour s'y reposer enfin ? Retrouver enfin la douce quiétude du foyer ? »
Émile Róheim, Études sociologiques comparées
Deathman rentrait chez lui après une dure journée de labeur pour s'y reposer enfin et retrouver la douce quiétude du foyer. La villa qu'il partageait avec sa femme se situait en plein centre de Manhattan, dans l'ombre de la Deathman Tower. Le terrain qu'occupait l'imposante bâtisse était ceint d'un mur barbelé et électrifié de six mètres de haut. Chaque fois qu'il passait devant, Deathman espérait secrètement que sa femme s'en était trop approchée et qu'il retrouverait son cadavre électrocuté quelques instants plus tard. Il imaginait avec allégresse les larmes de joie que ce spectacle lui arracherait.
Lorsqu'il ouvrit le portail, Deathman prit soin de patienter quelques secondes avant de la franchir afin d'éviter le rocher que Stéphanie reliait chaque matin à la poignée dans le but d'écraser la première personne qui ouvrirait la porte. Même si son époux était évidemment visé, on ne pouvait éviter éternellement les dommages collatéraux, et il arrivait au moins une fois par mois que mari et femme se retrouvassent dans le jardin en plein nuit pour enterrer secrètement un facteur ou un laitier malencontreusement décédé à cause de ce piège fort peu sélectif.
Deathman continua son chemin (en passant par la pelouse et non par le chemin de terre battu qu'il avait miné l'année précédente), contourna la petite plantation de cigües de sa chère et tendre et avança jusqu'à la porte. Là, il hésita. Durant les deux derniers mois, la fenêtre avait été plus sure, mais ces temps-ci, la tendance s'inversait. D'autre part, il était presque certain que le vestibule était un territoire conquis, c'est-à-dire dans lequel sa femme n'irait pas poser de piège car les siens étaient trop nombreux. Confiant, il ouvrit la porte ... Et plongea au sol pour parer la flèche qui alla se ficher dans le mur. Deathman sourit. Ce piège n'était pas de lui. Il avait sous-estimé sa femme. Il s'engagea dans le vestibule. La plupart des pièges restaient les siens. Il extirpa alors de sa poche un piège à loup qu'il plaça, mâchoires écartées, là où Stéphanie rangeait habituellement ses chaussures. Il ricana. Ça ne la tuerait pas, bien sûr, mais ça la rendrait moins vive et augmenterait ses risques de mourir dans un autre piège qu'elle aurait normalement pu éviter facilement. Deathman se déchaussa et voulut poser ses baskets (il portait souvent des baskets, plus pratiques pour courir, sauter, etc.) quand il s'aperçut que là où il les laissait habituellement se trouvait à présent un piège à loup, vraisemblablement laissé par Stéphanie pour l'affaiblir, le rendre moins vif et augmenter ses risques de mourir dans un autre piège qu'il aurait normalement pu éviter facilement. Au dernier moment, il tira une bouteille d'eau minérale parfumée à la carotte, et les mâchoires du piège se refermèrent sur le plastique renforcé en épargnant le maitre de maison.
Deathman se redressa, le cœur battant. Il se félicita de s'être entrainé à améliorer ses performances : cela ne faisait que quelques mois qu'il était capable de produire des bouteilles en plastique renforcé, très solides. Il se calma et se concentra sur son prochain objectif : le salon. Deathman sortit de sa poche un plan de la maison. Après quelques instants de réflexion, il se dirigea vers la porte de la cuisine. A peine en eut-il franchi le seuil qu'il faillit se prendre trois couteaux en plein torse. Il jura. Si sa femme commençait à prendre pied dans la cuisine, c'était mauvais. Il allait falloir une contre-offensive digne de ce nom. Il se promit de la mettre sur pied dès le lendemain. Le carrelage de la cuisine était échiqueté de blanc et de noir. Deathman se dirigea vers la porte du fond (qui donnait sur le salon) en ne marchant que sur les carreaux noirs. Mieux valait éviter les blancs, pensa-t-il, une lueur féroce dans les yeux. Il prit un verre au passage et se servit de l'eau (d'une bouteille qu'il avait apportée, bien sûr, pas du robinet ni des bouteilles de la maison qui étaient toutes empoisonnées). Puis, il considéra la porte du salon. Il devait crocheter la serrure sans déclencher d'explosion intempestive.
Deathman s'agenouilla, prit un trombone à coulisse qui trainait par là et se mit au travail. Il lui faudrait une petite demi-heure pour achever le crochetage. Cela lui rappela sa série préférée, Les Chiens de fer, qui passait tous les vendredis soir. Il avait vu le troisième épisode de la saison 72 (Choisis qui mourra) la veille, et celui-ci était encore frais dans sa mémoire. L'héroïne, Jennifer, perdue en plein désert à la suite des péripéties de l'épisode 1, tombe sur un aiguillage de chemin de fer. Le levier qui contrôle l'aiguillage est baissé vers la droite, ce qui signifie que le train, quand il passera, ira à gauche. Or, à gauche, il y a dix personnes, dix vieillards rabougris qui sont attachés aux rails avec des cordes. Sur la voie de droite, il y a une femme de trente ou quarante ans, elle-aussi liée aux rails par des cordes. Dans un premier mouvement, Jennifer se dit qu'il vaut mieux qu'une seule personne meure plutôt que dix. Puis, elle réalise que la femme pourrait bien avoir quinze enfants en bas-âge qui ont besoin de leur mère, alors que les enfants des vieillards, s'ils en ont, sont déjà plus âgés et installés dans la vie. Si leurs pères meurent, ils toucheront l'héritage, et ce sera tout. Tout l'épisode est ainsi centré sur cette méditation métaphysique autour de la mort, de la valeur à accorder à chaque vie, et ainsi de suite. Bien sûr, il y a des passages où il se passe autre chose, comme celui où elle appelle une amie avec son portable pour qu'elle cherche sur internet le prix des costumes des vieillards (car à ce moment, elle est arrivée à la conclusion qu'il valait mieux sauver les plus riches pour qu'ils la récompensent et qu'avec leur argent, elle puisse sauver son petit frère Benjamin, plongé dans le coma depuis la saison 70). Mais finalement, elle laisse tomber cette solution car ce serait mal, et commence à se récurer les ongles avec le couteau à cran d'arrêt qu'elle porte sur elle en permanence depuis son apparition dans la saison 58. Finalement, lorsque la nuit tombe, elle décide de sauver la femme de la voie de droite. Jennifer, après avoir bu une grande rasade d'eau de sa gourde, se dirige alors vers elle et lui dit quelque chose comme : « Vous ne serez pas écrasée par le train, j'y veillerai ». La femme lui répond alors d'une voix faible : « Je sais ... Cette voie ... est désaffectée ... depuis plus de vingt ans ... » avant de mourir de soif dans un grand râle. Horrifiée, Jennifer s'enfonce à nouveau dans le désert.
Deathman avait hâte de voir l'épisode 4.
A ce moment, la serrure céda, et il put entrer dans le salon sans déclencher d'explosion. Deathman bondit alors, un grand sourire aux lèvres, vers son fauteuil favori et, après avoir pris soin de désarmer la bombe qui s'y trouvait, s'affala dedans. Il soupira et s'exclama alors :
« Qu'il est bon de se sentir chezsoi ! »
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Le Docteur et l'Impératrice
FantasyPourquoi ont-ils tué les parents de Zébulon ? A quoi travaille l'étrange Sir Ogier de Pique ? Que fait le Christ amnésique dans cet hôpital psychiatrique ? Quel complot se trame dans l'ombre ? Pour répondre à ces questions, un seul endroit : le Coll...