Chapitre 9 bis - What the duchess fears

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« Je suis omnipotent, me dit Dieu d'un ton songeur. Tout m'est possible, tout m'est permis. Si je le souhaite, je peux placer une maison n° 9 bis après la maison n° 10. Ça, c'est le suprême pouvoir. Il n'y a guère qu'une seule limite à ma puissance : je suis incapable de créer un endroit où je ne serais pas omnipotent. »

Pseudo-Freud, Le Divin Doute

La duchesse de Bay-Teese était sans nul doute un personnage assez singulier. Née un 29 février, elle s'était toute sa vie consacrée à tenter de magnifier l'image de l'aristocratie britannique (avec un succès douteux), tout en pratiquant secrètement fraude fiscale, trafic d'organes et corruption. Sur l'échiquier politique, elle était influente mais n'usait de ses relations que pour bloquer les projets de loi qui la dérangeaient (c'est-à-dire tout ce qui pourrait nuire à la fraude fiscale, au trafic d'organes ou à la corruption). Elle était en tout cela aidée par son médecin personnel, le docteur Vert.

Le docteur Vert était issu d'une longue lignée de curés français extrêmement pieux. Ses parents l'avaient d'ailleurs prénommé Pic en hommage à un célèbre théologien de la Renaissance. Lorsque, à l'âge de quinze ans, il annonça à ses parents son intention de suivre des études de médecine au lieu de reprendre le presbytère familial, son père, Noël, faillit en mourir de rage. Toutefois, arrivé à l'âge adulte, les gens du village dans lequel il exerçait l'appelèrent par tradition « père Vert », comme ils l'avaient toujours fait pour tous les ecclésiastiques de la famille. Malheureusement, la légère connotation de ce surnom fit fuir ses patients. Si l'on ajoute à cela quelques déboires judiciaires accessoires (notamment une condamnation pour corruption), on comprend facilement pourquoi le docteur choisit de s'exiler en Angleterre, où ses compétences pour la médecine ainsi que son appétence pour les affaires louches menèrent la duchesse de Bay-Teese à le choisir comme médecin personnel. Deux jours après son arrivée à Bay-Teese, le docteur Vert eut le malheur de vouloir gouter la très réputée bière locale, avec laquelle il s'enivra rapidement. Sous l'empire de cet état alcoolique, il raconta sa vie à ses compagnons de beuverie, qui, ne parlant évidemment pas français, comprirent mal l'emploi du surnom « père Vert » et rebaptisèrent le médecin ducal du sobriquet de « docteur-père Vert », qui lui resta jusqu'à sa mort. Mais je m'avance un peu trop. Pour l'heure, la duchesse de Bay-Teese et le docteur Vert patientaient dans leurs chaises longues non loin de l'entrée du château. Ils attendaient des invités qui venaient juste de signaler leur arrivée prochaine.

Soudain, le portail vola en éclats et le Véhicule pénétra dans la cour. Radieuse, la duchesse se porta au niveau de la porte de l'engin, laquelle s'ouvrit, laissant le passage au docteur Schmidt.

« Doctor! My old friend! Crrrr ... Seeing you is an eternal crrrr pleasure, do you know? We haven't met for crrrr such a long time, haven't we? That is absolutely terrible, isn't it? Crrrr ... I ... Crrrr ... I ... I ... »

* * *

L'Auteur vous présente ses excuses pour cette interruption totalement indépendante de sa volonté, due à une défaillance soudaine, imprévisible et incompréhensible du module de traduction. Nous mettons tout en œuvre pour vous permettre de poursuivre votre lecture avec le confort et la dignité qui siéent au Docteur et l'Impératrice. En attendant le rétablissement prochain de l'ordre normal des choses, nous vous invitons à réfléchir sur le sens profond de votre vie, à découvrir qu'il n'y en a pas puisqu'il est absurde d'appliquer une sémantique au parcours extrêmement hasardeux qu'est par définition la vie, et à vous réjouir de cette découverte. Mais on me signale déjà dans l'oreillette que le module de traduction est réparé. L'Auteur et son équipage vous souhaitent une agréable lecture !

* * *

Le docteur-père Vert entra alors dans le salon en portant un plateau de thé. Il servit la duchesse et le docteur Schmidt, lesquels, toujours occupés à se remémorer leurs précédentes rencontres, prirent tout juste la peine de le remercier. Mais même s'ils ne l'avaient pas fait, cela n'aurait pas affecté le père Vert, qui avait toujours été d'un naturel taciturne. Pendant ce temps, Zébulon de Saint-Pierre lisait les titres des livres de la bibliothèque et Marila Âl Iram astiquait rageusement le mobilier qu'elle trouvait horriblement poussiéreux.

La première partie de l'après-midi passa de cette façon. Mais au bout d'un moment, la duchesse proposa à ses invités de faire une descente au pub du village. Seul Zébulon de Saint-Pierre accepta : le docteur Schmidt prétendit devoir honorer un rendez-vous galant avec une araignée de sa chambre, et Marila Âl Iram considéra qu'il était de son devoir de surveiller le « vieux bougon amateur de chocolat », selon ses propres termes.

Et c'est ainsi que Zébulon de Saint-Pierre visita avec une duchesse britannique un authentique pub anglais pour la première fois. Lorsqu'ils pénétrèrent dans le bâtiment, la duchesse réclama aussitôt une grande chope de bière locale (très réputée) pour elle et son compagnon. Tous ses souhaits furent accueillis à grands coups de « Yes, Your Grace », « Of course, Your Grace » ou encore « Immediately, Your Grace ». Nos protagonistes s'installèrent au comptoir. A leur droite se tenait un homme très bien habillé, en costume de qualité. A leur gauche était affalé un ivrogne au nez rouge et vêtu de guenilles.

« Quand je viens ici, j'ai toujours peur de passer pour une imbécile, murmura la duchesse à Zébulon de Saint-Pierre.

- Il est facile, lui repartit Zébulon, de savoir si votre peur est justifiée. Il suffit d'estimer le degré d'intelligence des habitués de ce pub. »

Zébulon de Saint-Pierre se tourna vers l'homme très bien habillé assis à sa droite et s'enquit :

« Excusez-moi. Je ne fume pas, mais, voilà, auriez-vous une cigarette ?

- Coincoin » lui répondit l'homme dignement. Zébulon de Saint-Pierre se tourna vers la duchesse et dit : « Ça commence mal. Voyez-vous, Votre Grâce, cet homme est d'une grande intelligence : il maitrise le canard.

- Qu'entendez-vous par là ? lui demanda la duchesse en commandant une deuxième bière.

- Le canard est une langue rare que peu de gens connaissent, car elle n'est concrètement parlée que par les Palmipèdes.

- Vous voulez dire que cet homme est un grand érudit ?

- C'est ça l'idée.

- Mmh. Attendez ! lui lança-t-elle en se tournant vers l'ivrogne à sa gauche. Monsieur ? Qui de l'œuf ou de la poule est apparu en premier ?

- Cette question, repartit l'ivrogne d'une voix pâteuse, est une fausse question d'un point de vue biologique, dans le sens où, lorsqu'on la pose, on exprime en réalité une interrogation métaphysique. En soi, le premier œuf de poule a été pondu par une créature qui n'était pas encore génétiquement une poule. Les gamètes de cette créature ont subi une mutation qui a fait que de son œuf est sortie une autre créature qui ne présentait avec la première que des différences infimes, mais néanmoins suffisantes pour que l'on puisse catégoriser celle-là comme une poule. »

La duchesse se retourna vers Zébulon de Saint-Pierre.

« Qu'en pensez-vous ? lui lança-t-elle

- Celui-ci, répondit Zébulon de Saint-Pierre, est un imbécile. Non, mais voilà quoi, il faut le dire. Il a dit : les gamètes ont subi une mutation. Mais une seule gamète a subi a priori la mutation, et techniquement, elle ne provenait-elle pas forcément de la mère, mais peut-être du père ! Les inexactitudes sont le fondement de la stupidité.

- Intéressant, répondit la duchesse. Il ne faut jamais se fier aux apparences.

- L'habit ne fait pas le moine, confirma Zébulon de Saint-Pierre.

- Chacun voit ce que tu parais, peu ressentent ce que tu es, intervint l'ivrogne.

- L'apparence n'est rien, c'est au fond du cœur qu'est la plaie, déclara pour sa part Euripide qui passait par là.

- Coincoin » conclut l'homme bien habillé.

Et chacun convint qu'il avait bien raison.

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