Chapitre 2 - Demain le Monde

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« Point n°1 : la CMWTLSDSA Ltd organisera un diner en tête-à-tête entre le président des États-Unis d'Amérique et le Merveilleux Andrej Deathman. Au cours de ce diner, Deathman offrira une bouteille de champagne ougandais au Président. Ladite bouteille contiendra impérativement quelques grammes de tétrahydrocannabinol et de métamphétamines ainsi que des oméga-3. On sera attentif à la qualité du champagne [...] »

Andrej Deathman, Protocole Secret pour la Conquête du Monde

Le docteur Laperdrov faisait les cents pas au 99e étage de la Deathman Tower. Un observateur attentif aurait décelé chez lui une légère nervosité mêlée à un soupçon d'impatience. La pièce qu'il arpentait était blanche, immaculée. Le carrelage était si propre qu'il brillait presque trop pour qu'on le regarde. Une gigantesque baie vitrée donnait au Sud, sur Manhattan.

Tout-à-coup, la porte du bureau du P.-D.G. s'ouvrit en grand et Laperdrov se jeta à terre, se prosterna devant la silhouette qui se dessinait dans l'encadrement de la porte.

« Seigneur Deathman ... s'exclama-t-il, je vous vénère !

- Entrez, Laperdrov » lui répondit l'intéressé en soupirant.

Le docteur Laperdrov se traina à l'intérieur du bureau, ne relevant la tête que lorsqu'il se cogna contre la statue du Petit Prince.

« Relevez-vous, Laperdrov, soupira Deathman. Je vous ai déjà expliqué que vous n'aviez pas besoin de faire tout ce cirque.

- Je sais, murmura le bon docteur qui pleurait de bonheur en contemplant son seigneur.

- Bon. Faites votre rapport.

- Mon rapport, oui (il se moucha). Tous les préparatifs sont achevés. Votre campagne publicitaire du mois dernier nous a permis de boucler le budget en relançant les ventes. L'eau minérale parfumée à la carotte s'arrache aux quatre coins du Globe » fit Laperdrov, admiratif.

Deathman semblait ne pas l'écouter. Il regardait par la baie vitrée.

« Vous voyez ce pigeon, Laperdrov ? dit-il doucement. Dans quelques instants, il va s'écraser sur la vitre. Et ce sera bien, car chaque pigeon qui meurt sans mon consentement ne mérite pas de vivre. Vous comprenez, Laperdrov ? Je dois tout contrôler. »

Laperdrov se rapprocha de la baie vitrée. Il y avait en effet un pigeon qui volait droit vers eux. « Mérite-t-il vraiment de mourir ? songea Laperdrov, pris d'un doute métaphysique. N'est-il pas après tout un être vivant conscient ? Peut-être a-t-il des enfants, des bébés pigeons qu'il doit nourrir et qui ne reverront jamais leur père ? Quel malheur, quelle pitié ! Quelle ... Oh, et puis merde, le seigneur Deathman a dit qu'il devait mourir. Qu'il meure ! »

Le pigeon n'était plus qu'à un mètre de la vitre, et le souhait de Laperdrov semblait sur le point de se réaliser. Soudain, un sourire diabolique se peignit sur son visage et il ouvrit un large bec, laissant tomber un gloussement démoniaque. Deathman s'écria alors : « à terre ! ». Le pigeon heurta la vitre, passa au travers dans une explosion de verre.

Deathman et Laperdrov, ayant eu le temps de se protéger, étaient indemnes. Ils se relevèrent péniblement.

« Un pigeon voyageur kamikaze, dit simplement Deathman. Ils sont de plus en plus rares. Ceci est un avertissement et je sais qui l'a envoyé. »

Il se pencha et saisit le cadavre du pigeon. Un petit tube de cuir était attaché à sa patte. Deathman en sortit un rouleau de papier. Il le déroula et lut ce qui était écrit. D'un geste, il congédia Laperdrov, lequel quitta la pièce en rampant, une expression fervemment inquiète sur le visage.

Seul dans son bureau du 99e étage, Deathman pensait. Il pensait au message, écrit en russe, qu'il venait de recevoir de la lointaine mère-patrie. Il avait toujours su que, tôt ou tard, le Complot International finirait par apprendre l'existence de son Protocole Secret de Conquête du Monde. Évidemment, celui-ci était difficilement compatible avec les velléités dominatrices du Complot. On pouvait supposer qu'en mémoire de leur ancienne amitié, le professeur Prosov avait préféré lui adresser un avertissement qu'un avis de mort imminente ...

« Cessez de ressasser les souvenirs du passé » était-il écrit dans la lettre. Voilà qui était très clair, songea Deathman. S'il décidait de mettre en route le Protocole, le professeur ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'arrêter. Et du pouvoir, le professeur en avait. Les certitudes et les jambes de Deathman vacillèrent. Il s'assit à son bureau de PVC massif recouvert de laine de porc. Un chef-d'œuvre du style néorococo préapocalyptique, très en vogue en ce début du XXIe siècle. Deathman se prit la tête entre les mains, désespéré. Le Protocole n'était encore qu'un projet. Un projet très avancé, certes, mais qui n'était pas encore appliqué.

Et il y était presque. C'était le sens des paroles du docteur Laperdrov : « Tous les préparatifs sont achevés ». Cela voulait dire : « Un mot de vous et nous passons à l'action ». Et voilà que le Complot était au courant. C'était trop tôt, gémit Deathman en son for intérieur. Que faire ? Abandonner ? Reporter ? Continuer ? Braver le professeur Prosov et le Complot ? Deathman enfonça un bouton de l'interphone d'un geste lent et ordonna qu'on lui envoie Laperdrov. Ce dernier était son secrétaire particulier et son premier conseiller depuis des années. Deathman n'avait jamais regretté son choix. Sauf peut-être ce jour où le bon docteur avait renversé un verre de jus de pomme tonifiant sur le bureau en PVC massif recouvert de laine de porc. Ce jour-là, dans sa fureur, il l'avait renvoyé et réembauché trois fois.

La porte grinça, s'ouvrit et le docteur Laperdrov entra. C'était un petit homme affligé d'un léger embonpoint et d'une calvitie prononcée. Il portait une paire de lunettes rondes et respirait la bonhommie. Son visage rond et son oreille pointue exprimaient l'espoir de recevoir l'ordre de mettre en branle le Protocole. Ses chaussettes étaient dépareillées, mais sa cravate pendait élégamment à son nez. Deathman prit une profonde inspiration et ouvrit la bouche. C'était l'instant de vérité. La décision qu'il allait prendre allait conditionner son avenir et celui de tous ses collaborateurs. Finalement, il sourit. La décision, il l'avait prise il y a bien longtemps. Laperdrov prit la parole.

« Tout est prêt, seigneur. Monsieur, je veux dire. Nous n'attendons plus que vos ordres ...

- Allez-y, Laperdrov ! cria joyeusement Deathman. Je vous cède le poste de directeur général de la CMWTLSDSA Ltd ! Je m'occuperai personnellement du déroulement des opérations prévues par le Protocole !

- Votre rendez-vous avec le président des États-Unis est programmé pour dix-huit heures trente !

- Parfait, j'ai juste le temps de me préparer. En piste, Laperdrov ! Bientôt, le Monde sera mien !

- Oui monsieur, s'écria tout aussi gaiement le petit homme, je vais chercher la bouteille de champagne ! »


Et il s'éclipsa en dansant le karikázó sur un air de tango suisse qui semblait descendre du ciel.

Le Docteur et l'ImpératriceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant