Assise sur un banc en bas de l'immeuble, je passe mes mains contre mon visage en le massant doucement. J'ai les articulations qui tirent, le dos qui lance des impulsions désagréables et le cerveau qui rêverait de prendre ses jambes à son cou. Rien ne s'arrange avec le bruit des voitures et des bus qui passent et s'arrêtent au feu à ma gauche. Les vitres de ces moyens de transport reflètent les visages barbouillés par la petite chaleur et par la sueur des piétons. Il y a même une coalition de petites grands-mères qui, sous les coups des quelques petits 77°F, se sont installées avec des bouteilles d'eau sur un banc à l'ombre. Elles rigolent ensemble, comme j'envie leur amitié. Elle a peut-être traversé les décennies. Cette pensée m'éloigne un instant de l'atmosphère des Barnes mais mon copain cerveau me ramène inévitablement vers eux, comme s'ils étaient ma boussole et que je revenais irrémédiablement dans leur direction.
Je soupire, première journée et déjà torturée par les idées qui divergent. Je sais bien qu'enquêter n'est jamais facile, que je ne m'appelle Samantha Stephens et que remuer mon bout de nez ne résumera pas tout en deux secondes. Cela fait si longtemps que je travaille dessus, je suis proche du but, j'ai des nouveaux éléments qui entrent en jeu et pourtant, je me sens comme perdue dans la vague. La question reste pourquoi.
Mon sac accolé à ma cuisse, je passe mes jambes en tailleur puis lève la tête vers le ciel. Il est d'un bleu vibrant et les piques des immeubles le pointent si violemment que je me demande à quoi pouvait ressembler cet endroit avant qu'il ne soit colonisé. Si les géants de fer n'avaient pas pris la place des géants de vert. Mais évidemment, ce sont des questions existentielles. Le soleil fond lentement dans les nervures de Portland plus le temps passe et je pourrais passer ma vie dans cette position.
" Tu n'es pas censé être en haut ? Je tourne la tête une fraction de seconde puis referme les yeux en comprenant de qu'il s'agit.
- J'ai encore le droit à des pauses pour réfléchir Luke, ne sois pas jaloux."
J'esquisse un sourire tandis qu'il s'installe à mes côtés. Je m'étire de tout mon long et pose mes coudes contre le dessus du dossier. Notre proximité est bien moins importante que ce matin et c'est bien mieux ainsi. J'aurais des remords envers Allen sinon.
" La réunion s'est bien passée où c'était la bataille de Yorktown ? Demandé-je, à demi sérieuse, à demi moqueuse. Je dis ça, mais je pourrais aussi évoquer la bataille de 100 ans car finalement, je ne t'ai pas vu de la journée, ni même sortir tout court de la salle de réunion.
- Tes références m'épuisent, il se frotte les paupières en s'arquant contre le dossier du banc, il est fatigué et ça se voit, les réunions du lundi sont toujours les plus longues, mais je suis habitué. On s'assure que tous les articles ont bien été attribués, on prend en compte le nombre de vente, les avis, les commentaires web, etc...
- Et c'est ça qui te fait perdre environ une journée de travail ? Fais-je surprise.
- Ça et le fait qu'il y ait des revendications de certains qui se croient déjà gagnants du prix Pulitzer. Il frotte son menton, les yeux plissés. Des petits cons qui ne connaissent pas le métier malgré ce qu'ils croient, qui partent du principe que la porté de leurs article n'est que relative au nombre de vue ou de likes... Ce n'est pas parce que tu as rédigé un article qui a fait un peu réagir la semaine dernière que tu deviens immédiatement un illustre journaliste, le but d'un vrai article c'est l'impact qu'il aura sur la conscience de ton public. Finit-il, aigre.
- Ça sent le vécu. Je me tourne vers lui, ramenant mes jambes contre moi, curieuse d'en savoir plus. Ça a affaire avec ce que racontait Monsieur Wells l'autre jour ?
- Tu as vraiment le don pour te mêler de ce qui ne te regardes pas Cobb, c'est fou. Répond-il, lasse. Oui c'est ça et non je n'ai pas envie d'en parler.
- C'est juste que l'on me tend des perches incroyables, que je les saisis et que je suis légèrement curieuse. Je ris légèrement tandis que Luke me regarde d'un œil. Une aubaine pour une journaliste non?
- Légèrement ? C'est un euphémisme rassures-moi ?
- Tu me flattes, dis-je en expirant d'aise. Et tu veux que notre, que ce mot est bon, article ait quelle "portée" exactement. Je m'arrête puis reprends après un instant de réflexion sur le ton de la plaisanterie : Outre les likes, les millions de vues et les acclamation en nombre de la foule en délire?
- Ta gueule Cobb, il garde le silence pendant un moment puis déclare alors que je pouffe, non plus prouver que nous sommes autre chose que des paparazzis qui courent après les potins."
Silencieuse, je baisse la tête en guise de pénitence. Il n'a pas complètement tort ce con. Même si je ne l'admetterais jamais devant lui, en soucis de son ego bien évidemment, je ne suis pas suicidaire non plus enfin. Sur notre banc, je vis l'instant comme il vient, c'est-à-dire avec réflexion. Je croise les bras puis, comme une idée qui germe dans mon esprit. Il doit s'être passé quelques minutes avant de me rendre compte qu'il me parle et attend une réponse l'air entendu. Sa main agite mon épaule assez brusquement ce qui me ramène sur les rails de la conversation.
" Mh, tu disais ?
- Je disais, "sinon, il avait l'air sympa ton copain hier au téléphone", me répète-t-il en un souffle.
- Ça me rappelle juste que t'as défoncé ma soirée, je grogne, quelle était ta grande nouvelle au fait ?
- Tu penses que si tu partais à New-York, il réfléchit, dans disons quatre jours, ça "défonçerait" aussi ta semaine ou pas?
- C'est une blague ? J'écarquille les yeux, comme si je découvrais une nouvelle merveille du monde. Tu m'emmènes dans tes bagages pour la fameuse conférence officielle du grand Caleb Barnes ? Celle qui est prévue depuis des mois et qui est tellement sélective qu'y pouvoir y assisté est un miracle ? C'est grâce à ton copain au département justice, c'est ça ?
- Un journaliste ne révèle jamais ses sources, c'est bien connu et puis c'est toi la comique de notre équipe je te rappelle. Il s'agite sur le banc, presque ennuyé. Et donc, ça veut dire que c'est bon ou que tu me poses un immense lapin que tu ne peux absolument, et tu le sais, pas refuser.
- Et le libre arbitre dans tout ça ? Je pose mes mains sur mes hanches, amusée.
- Le quoi tu dis ? S'étonne t-il. C'est surfait voyons. Il souffle tandis que je me lève de ma place. Alors ?"
J'étire mon corps puis attrape mon sac fourre-tout. Luke reste assis, attendant une réponse de ma part. La question ne se pose même pas mais je préfère garder un suspens qui n'existe que dans ma tête.
" J'imagine que si je refuse, je loupe une occasion en or qui pourrait tout changer, c'est ça ? Fais-je, en commençant à m'éloigner lentement.
- Ce serait le prendre à la légère n'empêche. Répondit-il au tac au tac. Et puis quelles raisons aurais-tu de refuser si c'est professionnel ?
- Sans doute. Je ramène ma mèche de cheveux derrière mon oreille puis, alors que je rejoins l'entrée du Portland Weekly, je me retourne une dernière fois pour crier, souriante: Si c'est comme ça, c'est d'accord, je prépare mes bagages dès ce soir."
Alors que je passe la porte en verre de l'entrée, l'image de Luke Hoffman s'efface mais je perçois encore un sourire satisfait sur son visage, tourné vers le ciel. Il a réussi son coup. Plus qu'à l'annoncer à Allen maintenant, tous aux abris !
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Café Noir et Sucrette [Tome 2]
ChickLitQuelques mois après l'histoire racontée par Olivia Lawford, l'assistante d'un grand dirigeant d'une entreprise dans l'audiovisuel, Mediatics, à New York, voici celle d'une apprentie journaliste, Elie Cobb, de l'autre côté du pays, à Portland, Oregon...