Chapitre 1 : La touche E

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Fin juin 2009, Portland's Coffee
Corner, tard dans la soirée

La touche E de mon clavier est morte. Ma bécane me laisse tomber alors que j'ai absolument besoin d'elle. Puis, pour finir le tout, je sue à grosses gouttes rien qu'en portant la bouteille d'Heineken à mes lèvres, avec l'espoir de me rafraîchir un peu, et par extension, me donner du courage pour affronter mon boss demain. Peine perdue, car je m'imagine déjà la scène.

Moi, dans le bureau du rédacteur en chef du Pensez Vert de Portland, toute penaude, entrain de faire un semblant d'excuse bidon pour justifier l'absence d'article sur l'usage excessif des pesticides dans l'agriculture du maïs.

Non, je déconne, le papier que je dois rendre s'adresse aux mères qui veulent acheter leurs pots de fleurs décorés moins chers chez Walmart ou Target. Ce n'est pas vraiment gratifiant, je vous l'accorde mais il y a un début à tout, particulièrement dans ma voie de journaliste.

Potins sales sur les stars (si sur les photos, on les voit complètement arrachés à la coke ou à l'alcool, banco !) ou articles de mode (l'inimitable "Comment porter votre foulard avec élégance" en tête), je suis prête à tout pour atteindre les hautes sphères, en l'occurrence, le Portland Weekly, LE journal où il faut être quand on vit dans l'Oregon, soit là ou je vis pour l'instant quoi.

Le seul petit soucis, c'est que je ne risque pas de gravir les échelons avec Pensez Vert et ma touche E. Catégorisez moi dans la gamme des filles incapables d'évoluer si vous le souhaitez mais, au moins, je veux essayer de me donner les moyens. Alors si ma dernière chance d'accéder à mon rêve est de frapper comme une folle sortie d'asile sur cette foutue touche en plastique noir, qu'à cela ne tienne, je m'y forcerais.

On ne va pas se mentir, ici comme ailleurs, les moyens coûtent une fortune et le pactole que j'ai besoin pour remplacer mon outil de travail est absolument abominable, surtout pour le mince salaire que l'on m'octroie. Quelques centaines de dollars tout au plus me direz-vous, tu n'as pas besoin de te ronger jusqu'au sang, c'est simple de les avoir.

Oui, certes, mais non.

Je ne roule clairement pas sur l'or et je peine assez pour payer les factures de mon studio à chaque fin de mois. Alors, non, cet achat n'est pas une mince affaire et je redoute de demander un petit pécule à ma banque, c'est-à-dire mes valeureux et chers géniteurs, j'annonce: Stephen Cobb et Andrea Cobb. Pas que ce soit de méchants parents comme dans la moitié des films dramatiques d'Hollywood, bien au contraire mais, moi qui recherche désespérément l'indépendance financière, ce serait un comble, ou pas.  

En reposant ma petite bouteille verte avec rage sur le comptoir, on me bouscule en avant et un peu du liquide restant s'étale bien trop proche de mon pc, s'apprêtant même à lécher les ports USB et le lecteur CD. Maintenant, la bière coule avec abondance et bientôt atteint l'impensable. Une bien trop grosse goutte est figée sur la touche E, bien trop proche du trou où réside les différents composants de la bête. Mes battements de cœur s'emballent et je vois des petites particules lumineuses éclairer ma vision. Il ne faut surtout pas que...

   " Oh non, non, non ! J'essaie de retirer avec précaution l'incriminé mais une voix me surprend et me fait effectuer un geste brusque. Tout se renverse, l'écran se zèbre de mille et une couleurs avant de s'éteindre dans un soupir. En ce jour de juin mon meilleur ami, l'ordinateur a rendu l'âme. Je prends ma tête entre mes mains et m'empêche de sortir de vilains mots inconvenant dans la bouche d'une jeune femme distinguée telle que moi.

Café Noir et Sucrette [Tome 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant