Et ainsi, les mois passèrent, l'automne remplaça l'été
Jour du résultat de l'audience, sur le banc de l'attaque
Quelque part au plus profond de moi, quelque chose me maintient dans le rêve de la vie que j'aurais voulu avoir. Dans mes rêves, je tiens toujours le même pinceau vieilli et le sol autour de moi est plus sombre que les abîmes de l'océan. Il n'y a que moi et cette toile pour l'instant nue de tous états d'âme. Les murs sont d'un blanc pur, un blanc de titane, une toile vierge. Je prends souvent du temps à observer le paysage de calme autour de moi, même s'il reste toujours le même finalement ; à côté de moi, il n'y a qu'un pot de peinture fraîche. Dessus il y a écrit « vert arsenic », arsenic... Roi des poisons et poison des rois. Il n'y a que moi, les murs, le sol et la couleur. Rien de plus, rien de moins. Ici je suis libre de recouvrir chaque particule de cet espace. Ici je suis de nouveau libre de devenir qui je suis, qui je voudrais être. Ni le temps, ni même l'espace et encore moins mon propre poison familial ne pourra me faire revenir à la réalité. Il ne me reste donc qu'une chose à faire : plonger le bout du pinceau dans le liquide et transformer ce lieu où bien et mal résident égaux. L'un ne peut sans l'autre pourtant.
J'essaie de peindre depuis des années, dans la nuit quand personne ne peut regarder ou bien juger de quoique se soit. Mais pourtant chaque soir, alors que je suis à deux doigts de poser le premier geste, la première empreinte, une force invisible m'en retient. Je reste des heures à me battre contre moi-même, essayant de comprendre pourquoi je m'inflige ça, pourquoi le monde semble vouloir s'écrouler autour de moi si je ne le peins pas. Rien ne semble m'empêcher de quoi que ce soit pourtant. Je suis ce roi dont rêvait mon père de toutes ses forces. Avec le temps, j'ai toujours cette vilaine impression que le vert arsenic m'observe d'un air mutin. Il me nargue en jubilant malicieusement sur les souvenirs de tous ces rêves qu'il a lui-même tués dans l'œuf. Et chaque réveil ne me parait pas comme une libération de cette prison faite de noir et de blanc, car l'étau sur mon coeur dure encore jusqu'à tard dans la journée. Il y a cette sensation de non fini, d'infini, d'inachevé sur chaque chose que je regarde avec un tant soit peu d'attention.
" Que le prévenu se lève !"
Mon père est debout, le visage ferme, pas le moindre du monde inquiet. Il en est presque nonchalant tandis que je me tiens droit comme un i, immobile. Je sais qu'il s'attend à être relaxé pour l'assassinat de mon frère. Tout ça car toute la vérité qui a été dite dans ce tribunal durant de longues semaines va être réduite à néant, il en a toujours eu les moyens. Qu'il gagnera, encore. Il est convaincu que le monde ne pourrait tourner sans lui. Que le monde, c'est lui.
Le juré qui va prendre la parole est debout, un papier à la main. Trop guindé à mon goût, comme toute personne dans ce tribunal. Mes poumons semblent se vider peu à peu de leur air, et le nœud de ma cravate me bloque la gorge. L'attente en est insupportable.
" Les jurés ont-ils pris une décision ?
- Oui votre honneur, fait la femme qui place ses lunettes pendues à une chaînette sur son nez.
- Nous vous écoutons."
Les secondes qui suivent me parviennent par bride.
" Pour le chef d'accusation suivant, détournement de fonds, l'accusé est reconnu coupable."
Je reste immobile, les mâchoires serrées, le menton haut. Je me dois d'être inflexible malgré la première vague de soulagement qui frappe mes côtes de plein fouet. Ces derniers mois, non excusez-moi, ces dernières années ont été un calvaire. Un étau qui se refermait de jours en jours un peu plus sur moi. Je dirais même plus, une cage de fer qui me compressait l'âme. Plus douloureuses que n'importe qui ne devrait supporter. Ne me méprenez pas, je sais qu'il y a pire, comme il y a la faim dans le monde, que je n'ai pas connu la maladie mais pourtant je le ressens ainsi. Tout ce que j'ai toujours connu s'est transformé en un monstre boueux, qui laisse une trace indélébile sur chaque personne qu'il touche. Je l'imagine être vert arsenic. Lorsque la nuit tombe et que les lumières s'éteignent, je n'ai qu'une seule peur c'est de devenir comme lui.
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Café Noir et Sucrette [Tome 2]
ChickLitQuelques mois après l'histoire racontée par Olivia Lawford, l'assistante d'un grand dirigeant d'une entreprise dans l'audiovisuel, Mediatics, à New York, voici celle d'une apprentie journaliste, Elie Cobb, de l'autre côté du pays, à Portland, Oregon...