Chapitre 15 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l'été, au nord-ouest du lac Ishalgen, Terres de l'Ouest.



J'avais tant pleuré, ces quatre derniers jours, que mes yeux secs me semblaient infestés de sable et de petits cailloux. Ma gorge était irritée et mon nez rougi par les mouchoirs de fortune que j'avais fabriqués avec des feuilles larges et douces.

Mon cœur s'était flétri des derniers fragments d'espoir qui me faisaient tenir debout malgré la chaleur et la cruauté du comte. Je ne croyais en plus rien, que ce soient les Dieux, l'avenir, la bonté ou la justice. Mes stupides valeurs, mes croyances naïves, avaient été soufflées par l'égoïsme et l'indifférence de ceux qui m'entouraient.

Mon père m'avait vendue à un marchand étranger pour une Prophétie sortie de nulle part, mon fiancé était lui aussi un traitre, et l'une des rares personnes auxquelles je tenais allait être exécutée.

Le désespoir qui m'envahissait lorsque je songeais à la mort d'Al était encore plus cinglant que la peur d'être tuée dans un avenir proche. Pourquoi lui ? Oui, c'était un Chasseur doué. Comme il y en avait des dizaines dans le Nord. Alors, pourquoi, pourquoi, Achalmy ? Qu'avait-il fait pour mériter cela ? Les soi-disant Élus devaient-ils être jeunes ? Le Noble avait mentionné un Sage pour l'Est... Y avait-il un membre de l'Épine qui fût âgé seulement d'une vingtaine d'années ou moins ?


Le comte avait vaqué ici et là durant ces derniers jours, comme rongé par l'impatience. Quand je lui avais demandé ce qu'il attendait, alors que nous dinions de tubercules déterrés dans les environs et cuits à la vapeur, il s'était agacé. Nous n'avions échangé que peu de mots, et j'en étais soulagée. Sa vue m'insupportait, me rappelait sans cesse ce que j'allais devenir et ce qu'il allait me faire subir.

Je m'étais abritée dans la maison abandonnée, là où un bout de toit avait subsisté, de la pluie qui tombait doucement depuis le lever du jour. L'averse avait apporté une douceur bienvenue et j'en avais profité pour remplir ma gourde et humidifier mes vêtements.

Le comte était assis en tailleur le plus loin possible de moi, le regard plongé dans les sous-bois. Ses vêtements s'étaient usés au cours de notre voyage, mais ni ses cheveux écumeux, ni sa peau laiteuse ne semblaient souffrir de la vie extérieure. Cet individu demeurait un mystère.


Des deux chevaux qui ne s'étaient pas enfuis pendant le massacre des gardes royaux, seule une monture était restée près de la maison abandonnée. C'était le bel étalon pommelé de gris, celui que la soldate et moi avions chevauché pour prendre la fuite. Recroquevillée dans un angle de la maison à moitié affaissée, je le regardais brouter paisiblement sous la bruine. Ses crins étaient emmêlés et sa robe tout crottée. Pauvre bête, cela devait lui changer du traitement royal des écuries du Château. À la pensée de mon ancien foyer, mon cœur remonta dans ma gorge et je resserrai les genoux contre ma poitrine. Les bougies parfumées à la lavande qui éclairaient mon bureau, les rires des gouvernantes et des bonnes qui bondissaient dans les couloirs lambrissés, la voix grave de mon père lorsqu'il accueillait des invités dans la salle de réception, la douce musique que dégageait la flûte d'Ash à travers les murs de sa chambre... Je ne connaitrais plus rien de tout ça. Plus de course à cheval dans les vergers du Château, plus de discussion matinale avec ma mère, installées près de la fenêtre qui donnait sur les champs alentours, plus rien des délicieux plats que nous préparaient les cuisiniers, plus de salut amical et respectueux des gardes royaux. Plus rien. Juste la peur, la douleur, la mort.


Je m'étais assoupie lorsque des voix m'éveillèrent. L'esprit embrumé, je me redressai, courbaturée, et tendis l'oreille. La pluie s'était calmée et quelques rayons de soleil perçaient le ciel grisâtre. Je reconnus la voix du comte. D'autres lui répondirent et, parmi celles-ci, l'une d'elle me fit écarquiller les yeux. La bile me monta à la gorge et je me levai sur des jambes tremblantes.

Oneiris - Tome 1 : La Revanche d'Aion [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant