Chapitre 16 - Félix

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L’office se termine enfin.

Je me faufile dehors à toute allure, esquivant le prêtre, ami de ma grand-mère, qui ébauche un pas dans ma direction.

À l’extérieur, dans le parc, Taeyeon et Jisoo semblent discuter âprement sous un arbre dénudé, à une vingtaine de mètres de l’église. De là où je suis, il m’est impossible
d’entendre leur conversation, mais Taeyeon a les joues écarlates et le regard rivé sur ses baskets rose et noir,
tandis que Jisoo la toise d’un air furieux, un index levé.

Soudain, alors que je me demande si je dois ou non m’approcher d’elles, et ce que je vais bien pouvoir leur dire, Jisoo lève les yeux, défie Taeyeon une seconde, le
visage fermé, avant de se ruer sur son vélo garé à proximité.

Trois quarts d’heure plus tard, je regagne un banc. Une fois mon vélo posé dans l’herbe, juste à côté de celui de Jisoo, je m’installe près d’elle et attrape l’un de ses écouteurs sans attendre qu’elle me le
propose. C’est déjà devenu notre rituel.
  
- Je me disais que tu serais peut-être ici. Tiens, j’ai apporté ça.

J’ouvre mon sac à dos posé sur mes genoux et déballe l’un des packs de bières que ma grand-mère a achetés pour la « fête ».  remue la tête, jette un coup d’œil
intéressé aux cannettes.

   - Et si je n’avais pas été là ?
   - Je les aurais bues tout seul. Mais après, j’aurais certainement eu du mal à retrouver le chemin de la maison.
Elle a un bref sourire, ressemblant davantage à une moue d’enfant contrarié. Son regard est encore embué, et ses énormes boucles d’oreilles, deux gros smileys en plastique qui pendent à ses lobes et oscillent à chacun de ses mouvements, en paraissent d’autant plus désespérées. Elle était jolie.

Nous ouvrons une première bière et la descendons à grosses gorgées, comme si nous étions assoiffées. Il fait froid, le ciel est plombé et les berges sont complètement désertes. J’ai l’impression que le bruit que nous faisons en déglutissant peut s’entendre à des kilomètres à la ronde.
   - Tu n’es pas obligé de rester avec moi, tu sais. Je ne vais pas être très drôle, cet après-midi.
   - Je t’ai déjà dit que je m’en fichais. Et moi, je suis amusant, peut-être ? plaisanté-je.
   - Toi, ce n’est pas pareil… Parfois, je me dis que les autres ne m’aimeront pas si je ne suis pas conforme à l’idée qu’ils se font des gens comme moi.

Je la regarde, un peu perdu, et elle hausse les épaules.
   - Oh, tu sais, le cliché selon lequel, pour compenser ses kilos en trop, la grosse doit obligatoirement être le boute-en-train de service si elle veut qu’on ait envie de la
fréquenter. La grosse rigolote, quoi !

Elle laisse ses mots en suspens, soudain songeuse, se met à tripoter les extrémités du petit foulard vaporeux jaune fluo noué à son cou.
   - Taeyeon… hésité-je.
   - Oh, juste le truc habituel du conflit entre soeurs, c'est la plus vieille et elle se sent obligée de me donner des ordres. Pas de quoi en faire un plat.

Le ton affligé de sa voix contredit ses paroles, mais j’ai cette satanée boule dans la gorge. Celle qui grossit dès que Taeyeon me parle de sa soeur. Je me sens fragile. Ça doit être à cause de l’église… J’ai conscience qu’il me faudra tôt ou tard regarder mon chagrin en face, droit dans les yeux, comme un fauve qu’on veut dompter. Mais pourquoi maintenant ?

L’espace d’un instant, j’envisage de changer de sujet pour éviter l’affrontement.

Quelque chose dans le regard de Taeyeon m’en empêche. Une chose qui me dit qu’elle a besoin de parler. Ça ressemble à une supplication. Je retire mon écouteur.
   - Elle voulait que tu rentres avec elle ?
   - Ouais… Je lui ai dit que j’avais envie d’aller chez ta grand-mère pour te voir, et là, elle a piqué une crise, va savoir pourquoi.  Le pub ferme à quinze heures le dimanche après-midi, alors c’est le jour du grand ménage ! Mais moi, j’en ai marre.
   - Je te comprends. Tu as le droit d’avoir ta propre vie. Tête penchée, elle passe l’extrémité de son index sur le
haut de sa cannette plusieurs fois, en en dessinant le contour.
   - Et ce n’est pas dans ce maudit pub que je rencontrerai le garçon de mes rêves.
Une question saugrenue me traverse l’esprit : Et dans un ascenseur, alors ?
Changbin… Je m’en veux de l’avoir laissé en plan.

Je suis revenu au pub une heure plus tard, avec le filament d’espoir que peut-être il serait encore là. Espoir qui a été réduit en charpie quand j’ai découvert la banquette vide. La famille, vision d’un futur qui n’aurait jamais lieu, avait disparu elle aussi…. Il doit me détester à l’heure qu’il est.

Je suis parti sans explication. Ça ne se fait pas.

Je soupire.

Non, vraiment, je n’aurais pas dû, même si c’était ça ou fondre en larmes devant lui. Je voulais qu’il me voit autrement qu’en « pauvre orphelin ». Je me disais que ça
pouvait le faire fuir.

Résultat des courses : c’est moi qui ai
fui ! Et il y avait cette fille, la jolie serveuse, pour laquelle Changbin a montré de l’intérêt. Aussi, qu’est-ce que j’imaginais ? Changbin est beau, sexy, hétéro ... Il doit avoir l’embarras du choix et, à moins qu’on se trouve une nouvelle fois
cloîtrés tous les deux dans un endroit exigu, je ne peux pas vraiment espérer retenir toute son attention.

Par fierté peut-être, j’ai mis un certain temps à m’avouer la vraie nature de ce que j’ai éprouvé dans le café, face à
cette fille, parce que je ne comprends pas comment je peux être jaloux à ce point à cause d’un garçon que je connais à
peine.

Mon genou se met à danser, comme chaque fois que je suis énervé. Et je soupire encore. L’image de Changbin, sa
peau lisse et légèrement dorée que j’ai découverte pour la première fois à la lumière du jour, me hantent…

Apparemment traversée par une idée soudaine, Taeyeon se lève. Une main sur la poitrine, une expression intense sur le visage, elle prononce une tirade en dialecte dont je ne saisis pas tout.
   - C’était quoi ? lui demandé-je une fois qu’elle s’est rassise.
   - Roméo parlant à son cousin, Benvolio. L’amour est une fumée formée par les vapeurs de nos soupirs… C’est beau, non ?
   - Très… Tu connais la pièce par cœur ?
   - Oui. J’adorerais jouer Roméo…
Hilares, nous jetons notre dévolu sur deux autres bières que nous buvons très vite pour qu’elles nous fassent de l’effet. Je range les « cadavres » dans mon sac avec
l’intention de les jeter plus tard dans la première poubelle venue.

   - Je peux t’avouer un secret ? s’enquiert Taeyeon, les yeux de plus en plus brillants. Mais d’abord, tu dois me promettre de ne pas rigoler.
   - Avec l’alcool que j’ai bu ? Je ne peux rien te promettre.

Rires

Nous sommes sur la même longueur d’onde.
   - Voilà : je voudrais devenir comédienne.
Je réfléchis, tente de l’imaginer dans cet « habit ».
   - Je trouve ça chouette.

À la troisième bière, Taeyeon me raconte son amour pour les textes de la littérature anglaise, les belles phrases, les émotions qu’elles lui procurent, les vérités et le réconfort qu’elle y trouve. Quand des clients du pub la traitent comme une fille tout juste bonne à apporter des verres,
elle rêve de pouvoir les rembarrer en leur sortant des poèmes de Byron ou des scènes entières de Shakespeare.

Seulement, il y a sa mère…
   - Elle veut que je reprenne le pub lorsqu’elle partira en retraite. À ma place, n’importe qui serait heureux d’avoir
un avenir tout tracé.
   - Mais pas toi.
   - Non… Au fait, on boit à quoi, au juste ? demande
Taeyeon en levant sa cannette en direction des canards qui barbotent.
   - À mon grand-père, qu’il repose en paix ! À la tienne, grandpa ! J’espère que la bière est fraîche et qu’elle coule à flots, là où tu es !

Nous rions bêtement. À ce stade, nous n’avons plus besoin de raison pour pleurer ou nous esclaffer. Éructant avec un bruit d’enfer, Taeyeon se met à danser…
Malgré la froideur humide de ce mois de novembre et la nuit qui menace de tomber, nous demeurons sur la berge, les joues rouges, indifférents au fin crachin qui nous trempe, rechauffés de l’intérieur par l’alcool et nos confidences.

Par bribes, le lendemain matin, j’ai cette vision réjouissante de nous deux en train de nous dandiner follement au bord de l’Isis en riant aux éclats.
Je crois aussi me rappeler lui avoir parlé de Changbin, de son torse contre lequel je rêve de me blottir, et de certaines
autres envies moins innocentes qu’il m’inspire…

CHAPITRE 16 TERMINÉ.
Désolé pour l'attente les amis 😢😢 J'espère que ce petit chapitre vous a plu on se retrouve bientôt pour le chapitre 17 ;)
A bientôt les loulous 💖

Pierre, Feuille, Ciseaux - ChanglixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant