Le dimanche suivant, granny me traîne à la célébration donnée pour le vingtième anniversaire de la mort de grand-père. La messe a lieu dans l’église de Myeong-dong, un joli édifice de taille modeste serti dans un écrin de verdure qui a revêtu ses habits d’automne.
En arrivant, je suis surpris par ses formes simples, la teinte de ses pierres, et le fait qu’elle n’est pas, contrairement à
beaucoup de constructions gothiques,
surchargée de sculptures.
Si j’occulte les quelques accessoires religieux, je pourrais presque me croire dans une banale salle des fêtes, accueillante et chaleureuse.Cette église-là n’empeste pas l’humidité et le froid. Il n’y a pas d’horribles tableaux bibliques évoquant la mort. Et, au lieu d’une sinistre musique d’orgue, trois musiciens jouent gaiement du jazz.
Aussi, je peux supporter, pour ma
grand-mère, l’heure interminable que dure l’office. Je m’efforce de contempler le crucifix sur l’autel jusqu’à l’hypnose, sans rien écouter ni ressentir, hormis la dureté
du banc dans mon dos.Dans ma tête, j’imagine que j’attrape mon angoisse à l’aide d’un filet virtuel, puis que je la chiffonne en boule comme une feuille de papier, avant de la jeter au loin.
C’est un truc du psy.Calme-toi, c’est bientôt terminé.
De l’autre côté de l’allée centrale sont assises Taeyeon et Jisoo, parmi une assemblée plus nombreuse que je ne
l’avais imaginé.Deux décennies après sa mort, de
nombreuses personnes paraissent se souvenir de mon grand-père. Cela ne me fait que regretter plus encore de ne
pas l’avoir connu.Son frère, George, que je vois pour la
première fois, prononce un discours émouvant qui me serre le ventre.
Je me mets à penser à cette petite sœur que je ne connaîtrai jamais, parce qu’elle est morte trois mois avant de naître, dans le ventre de ma mère.Puis, de fil en aiguille, à toutes ces choses dont ce chauffard m’a privé.
Je ne saurai jamais ce que c’est de prendre ma sœur dans mes bras à la maternité, de sentir son petit corps doux et chaud contre le mien. Je ne me mettrai jamais en colère
parce qu’elle pleure sans arrêt ou, plus tard, parce qu’elle fouille dans mes affaires et écoute aux portes. Le dimanche, elle ne viendra jamais sauter sur mon lit à sept
heures du matin, en poussant des cris stridents qui me mettraient hors de moi, juste pour que je lui lance ses
dessins animés sur le lecteur DVD.
Malgré ses fâcheuses petites manies qui n’auraient pas manqué de me pourrir la vie, je l’aurais certainement
aimé de cette affection particulière qui lie un frère et une soeur que tant d’années séparent.Je me serais précipité pour la défendre contre les gros durs qui l’embêtent dans la cour de son école.
Ma mère enceinte… Elle ne savait pas comment m’annoncer la nouvelle. Ça s’est fait tout seul, en fin de compte. Un beau jour, je lui ai demandé pourquoi elle
avait ressorti ce vieux sweat jaune extra-large qui datait de ses années à la High School for Girls de Busan. Je n’ai pas
bondi de joie en l’apprenant, je le regrette amèrement à l’heure qu’il est. J’ignorais que c’était l’un des derniers moments forts que je partageais avec elle.Il y a eu cette nuit, où un gouffre a paru s’ouvrir sous mes pieds. Des policiers sont venus sonner à la porte et m’ont m’annoncé l’impensable. L’un d’eux semblait sincèrement peiné, je m’en souviens. Ça ne doit pas être facile d’apprendre aux gens que leur vie ne sera plus jamais pareille, d’assister à leur douleur en direct, d’entendre les cris de déni des personnes qui refusent, pour quelques instants encore, d’affronter une réalité cauchemardesque.
Dieu, si vous existez, faites que l’assassin de mes parents endure ce que j’endure. Je veux que tous les êtres qui lui sont chers meurent, pour qu’il comprenne ce que
ça fait de se retrouver seul… Et ensuite, envoyez-le au diable !- Est-ce que tu es en train de prier, Félix ? Je vois tes lèvres bouger.
Près de moi, ma grand-mère sourit constamment, comme si nous participions à une vraie fête et non pas à une messe funèbre. Soudain, l’absurdité même de cet
anniversaire me révolte, je n’en saisis plus la signification.Si la mort est insensée, la célébrer ne l’est-il pas encore plus ? Je me sens en colère, et j’en suis presque heureux.
N’importe quel sentiment est préférable au chagrin.
-
C’est vrai, mais il est préférable que tu ignores pour quel motif.
Je sais ce qu’elle pense. Je sais ce qu’elle attend de moi :De la dignité. Accepter, pardonner. Peut-être que, si je pouvais tenir cet homme devant moi, m’ouvrir la poitrine, lui déverser tout ce que j’ai sur le cœur… Non, ça ne suffirait pas.
J’ai honte. Je suis minable. La voix de papa résonne quelque part dans ma tête :
Tu es presque un adulte, Félix, alors arrête de te comporter comme un gamin. La vie n’est pas facile, il faut se battre.
Pour plaisanter, je l’appelais « la voix de la raison », ou parfois, mais jamais devant lui, « le grand sage ». Ce souvenir me fait sourire…
- Pardon. C’est l’église, elle me met dans un drôle d’état.
À l’enterrement, ma grand-mère a serré si fort mon bras que j’en ai conservé des marques pendant des jours.Ton angoisse. Ce n’est qu’une boule de papier, légère et inoffensive, dont tu vas te débarrasser.
Je me mets à l’observer attentivement.
Aujourd’hui, elle s’est mise sur son trente et un, comme pour faire plaisir à
son mari qui n’est plus, comme si, en constatant tous ses efforts, grand-père allait se dire avec satisfaction : « Ma
chérie s’est faite belle pour moi ! »
Un soupçon de blush colore ses joues.- C’est une très belle messe, granny. Je suis sûr que grand-père l’aurait adorée.
Le sourire un temps effacé réapparaît sur son visage, une expression comblée éclaire ses traits. Elle n’a plus quatre-vingts ans, elle n’est plus percluse de rhumatismes,
elle n’a plus les os fatigués, le dos voûté. Le temps d’une messe, c’est une jeune fille amoureuse et touchante.Et moi, je me sens vieux.
CHAPITRE 15 TERMINÉ.
J'espère que ce chapitre ne vous a pas trop brisé le moral haha! On se retrouve bientôt pour la suite! Bisous les loulous ❤
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Pierre, Feuille, Ciseaux - Changlix
FanficFélix a perdu ses parents dans un accident de voiture. Accueilli par sa grand-mère qui vit à Séoul en Corée du Sud, il s'enferme peu à peu dans une bulle de solitude et de souffrance. Changbin est un jeune homme rebelle et torturé. Artiste contrarié...