Chapitre 14 - Changbin

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   - Une partie ? propose-t-il. Si je gagne, je te pose une question.
   - Tu ne vas pas gagner.
Et, en effet, il perd. Ça le met en rogne, comme un gamin.
   - Pourquoi m’as-tu laissé ce message dans l’ascenseur ? Pourquoi as-tu cherché à me revoir ?
   - Pour t’embrasser.
   - C’est faux.
   - Oui, mais ça t’a fait rougir.
Félix paraît agacé, mais cela ne dure pas. L’ombre d’un sourire revient sur ses lèvres.
   - Donc, en fait, même quand tu perds, il faut toujours que tu gagnes au final.
   - Tu as tout compris.

Il remporte la seconde partie, avec le sentiment d’avoir arraché une victoire importante. C’est si bon de contrôler
les choses, ou en tout cas d’en avoir l’illusion.

   - À moi. Tu fais quoi, dans la vie je veux dire ?
   - Rien. J’ai arrêté le lycée et je vis chez ma grand-mère… Alors, tu me trouves toujours aussi sexy ?
   - De plus en plus. J’adore le genre petit chaperon rouge. Ça me donne envie d’être un grand méchant loup.
L'Australien rit, en rougissant encore. Les deux en même temps, il aime bien.
   - Et toi, tu fais quoi ?
Il hésite, voudrait pouvoir ne pas répondre. Là, dans ce pub, avec lui, il a besoin d’oublier tout le reste. Mais il se
ravise. Il lui a confié des bribes de son existence. C’est son tour. Et son plan drague continue de s’écrire dans sa
tête, s’adaptant au fur et à mesure. Ses yeux se fixent sur le petit espace entre les incisives de Félix, et il se demande ce
que ça ferait d’embrasser cette bouche pulpeuse, de l’explorer…

   - Étudiant.
   - En quelle discipline ?
   - Devine.
Le plus jeune jette un coup d’œil à la ronde, comme pour chercher des idées, paraît désemparé.
   - Sincèrement, je ne vois pas du tout.
Quelque part, il est heureux d’avoir un côté mystérieux à ses yeux. On dit que ça plaît aux filles. Mais quand est-il des garçons ? Allez savoir. Il relance aussitôt une partie qu’il gagne.

   - Tu as un copine ?
Ses joues s’enflamment, Félix cligne des paupières à plusieurs reprises, lentement.
- Non. Si toi tu crois au petit chaperon rouge, moi je ne crois pas aux princesses des contes de fées.
   - Ah bon ? Alors tu es homo ?

Félix repousse sa tasse, étire les bras. Changbin remarque alors ses petites mains fines et délicates, dont les ongles sont rongés jusqu’au sang. Il repense à ses parents qui sont morts, se demande s’il doit aborder le sujet aujourd’hui. Mais alors Félix le questionnera probablement sur les siens, et il ne veut pas perdre son humeur du moment. C’est comme
l’inspiration, ça peut s’évaporer en un claquement de doigts. Et, à cet instant, il est le grand méchant loup…
   - Je crois en effet plutôt au prince charmant.

Il rit doucement, un rien déstabilisé. Dans l’ascenseur, il a rencontré un triste orphelin, là, dans ce pub, il découvre un autre garçon. Celui qui ne mâche pas ses mots.

Brusquement Félix se tait, absorbé par la famille – un couple de quarantenaires, une adolescente et une fillette – venue s’asseoir à la place des deux hommes. Ignorant
Changbin, Félix ne les quitte plus des yeux, une drôle d’expression sur le visage, si bien que ça en devient carrément embarrassant.

Changbin ne sait plus ce qu’il doit faire. Son scénario ? Bon à jeter. Rien ne se passe comme prévu. Quant à la fin de l’histoire, il comprend qu’il ne sera pas non plus celui
qu’il avait imaginé.
Décontenancé, perdu, il cesse de rire et se met à jouer avec sa chevalière en or puis avec le sous-verre cartonné, qu’il fait tourner entre ses doigts comme une toupie.

Il éprouve de la colère, colère contre lui-même, colère contre Félix, parce qu’il ne se comporte pas comme une des ses conquêtes « normales ». Aucune posture suggestive, aucun regard appuyé, aucun sourire mutin. Jusqu’à ses vêtements, de
vrais sacs. Félix n’utilise aucune des armes de la séduction qu’il connaît. Et pourtant…

Il se concentre pour retrouver son assurance et se prouver que c’est bien toujours lui qui dirige le jeu.
   - Bon, quand est-ce qu’on se revoit ? Parce que je ne vais pas pouvoir continuer à taguer des messages un peu
partout dans Oxford. Je n’ai aucune envie de terminer en taule !

Il se reproche aussitôt son ton rageur qui dévoile son impatience, aurait voulu paraître plus indifférent. Le plus jeune des deux se lève, le teint pâle, le regard sombre.
   - Désolé… Au revoir, Changbin, marmonne-t'il entre ses dents.
Et il part, comme ça.

Changbin se retrouve seul, avec une furieuse envie de se traiter de tous les noms. Mais qu’est-ce qui lui a pris
d’écrire ce message ?

Il boit une seconde bière, sans accorder le plus petit sourire à la serveuse, et il reste là, avec la flemme de partir, son cerveau retournant dans tous les sens leur rendez-vous raté.

Qu’est-ce qui a changé depuis l’autre jour ? À la fois, pas grand-chose et un peu tout. Tout semblait différent.

Les circonstances, d’abord. La proximité obligée, l’intimité, la pénombre… Lui, aussi. Il repense à cette larme qu’il a essuyée après avoir parlé de sa mère, puis à son trouble inattendu quand il a serré Félix contre lui, ce sentiment d’apaisement qui l’a envahi. Et pas seulement…
Il a frissonné lorsqu’il lui a caressé le dos, il aurait juré que l'Australien en voulait plus.…

Aujourd’hui, ils ont eu l’air de deux étrangers. À croire qu’il avait rêvé tout ça.
Mais l’autre partie de lui, celle qui ne se prend pas pour une espèce de don Juan en établissant des scénarios de drague à l’avance, regrette de l’avoir laissé s’en aller.

Cette même partie qui depuis tout à l’heure le pousse à rester dans ce pub, à attendre un hypothétique retour de Félix.
La famille s’en va à son tour, image vivante du bonheur, et Changbin soupire.

Mû par un dernier espoir, il scrute la rue à travers la vitrine. Pas de sweat jaune ni de garçon à tâche de rousseur. Félix ne
reviendra plus.

Alors, il finit par se diriger vers la sortie.

Tant pis pour lui !

Mais il n’a pas besoin de prononcer ces mots à haute voix pour savoir qu’il ne les pense pas vraiment.

CHAPITRE 14 TERMINÉ.
Je vous aimes les loulous❤

Pierre, Feuille, Ciseaux - ChanglixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant