— Tu peux inviter qui tu veux, Félix. En dépit de mon âge avancé, je n'ai pas oublié ce que c'était d'être jeune. Un pied sur le perron, granny garde une main crispée autour de la poignée de la porte d'entrée, comme si elle ne parvenait pas à quitter sa maison ou peut-être moi. Elle part pour un long week-end chez son beau-frère George, dans Bucheon. Il y a eu de longues tractations, des discussions téléphoniques à n'en plus finir avant qu'il réussisse à la convaincre. J'y ai bien sûr mis mon grain de sel, arguant que j'étais asse grand pour me débrouillerseul et qu'elle avait bien mérité le droit de profiter un peu.J'ai envie que les gens me voient comme un mec normal, non plus comme une poupée de porcelaine qui risque de se briser à la moindre chute ou au moindre coup sur la tête. Je ne veux plus qu'on se fasse du souci pour moi. Je souhaiterais aussi retrouver une existence normale,mais ça, c'est plus compliqué. Il faudrait d'abord que je remette la main sur le mode d'emploi qui indique comment reconstruire une vie en ruine...
— Je ne verrai personne, mais c'est gentil quand même. Prends du bon temps et surtout, surtout, ne t'inquiète pas pour moi.
— Je vois bien que ça ne va pas, en ce moment. Enfin, je veux dire que tu vas encore moins bien que d'habitude. Depuis deux semaines, tu ne sors plus. Il s'est passé quelque chose avec le petit Kang, l'autre dimanche ?
— Rien. C'est juste moi qui ne tourne pas rond.
— Tu refuses aussi de parler à Jisoo et à ton psy.Pour Jisoo, je m'en veux. Je sais qu'elle a des problèmes avec sa mère, et je ne lui téléphone même pas. Il faudra que je prenne mon courage à deux mains un de ces quatre. Mon père me disait souvent d'être moins égoïste.
— Je n'ai pas envie de discuter, c'est tout. Ni de sortir. Au moins, en restant à la maison, je ne risque rien, pas vrai ? Allez, vas-y, le chauffeur t'attend.
J'agite la main vers le taxi pour lui signifier que les au revoir sont en passe d'être terminés. Émue, granny feint de devoir nettoyer ses lunettes en urgence. Le truc habituel. Mais sa voix chevrote, ce qui par contre se produit rarement.
— Je ne sais pas toujours comment m'y prendre avec toi. Tu comprends, j'ai vécu si longtemps seule, me retrouver à quatre-vingts ans à devoir m'occuper d'un jeune homme, c'est compliqué. En plus, les temps ont bien changé, n'est-ce pas ? À mon époque, il n'y avait pas tous vos machins : Internet, la cocaïne, les contraceptifs, Facelook... Je souris. Ma grand-mère a l'air d'énumérer un loto dans le désordre, remettant bout à bout les mots qu'elle a sans doute entendus à la télé. Elle adore les talk-shows de l'après-midi et, quand j'y pense, il m'a bien semblé la voir prendre des notes une fois ou deux. Je n'imaginais pas que c'était pour moi !Un élan de tendresse me serre la poitrine, mais je me ressaisis. Je ne veux pas gâcher son départ. Je souhaite être digne de ce qu'elle attend de moi.
— Facebook, granny.
— Oui, bref. Je voudrais pouvoir t'aider...
— Arrête de t'en faire. Tu es parfaite.
Elle a un petit sourire triste.
— C'est vrai, tu me l'as dit, tu es un grande garçon maintenant. De là-haut, ta mère...Baissant les yeux, ses lunettes encore à la main, elle s'empresse de sortir rejoindre le taxi qui attend depuis dix minutes devant la maison. Elle ne m'a pas embrassé. Je savais qu'elle ne le ferait pas. Il n'est que huit heures, alors je monte me recoucher. Encore dans mon lit à midi passé, je tends un bras pour attraper le téléphone. Je ne sais même plus quel jour onest. Ah si, vendredi ! Les jours comme les semaines s'enchaînent, toujours les mêmes. Les cloches de l'église sonnent, je ne les écoute plus.
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Pierre, Feuille, Ciseaux - Changlix
FanfictionFélix a perdu ses parents dans un accident de voiture. Accueilli par sa grand-mère qui vit à Séoul en Corée du Sud, il s'enferme peu à peu dans une bulle de solitude et de souffrance. Changbin est un jeune homme rebelle et torturé. Artiste contrarié...