Chapitre 18 - Félix

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Un rayon de soleil vient me frapper le visage. Je ne sais pas quelle heure il est, mais il est forcément trop tôt... Pour lui résister, je remonte la couette sur mes yeux. Juste après, comme une seconde sommation, les cloches d'une église non loin de la maison se mettent à sonner. Onze coups. Les paupières fermées, je peux m'imaginer que je suis à la maison. Dans quelques minutes, mon père va venir frapper à la porte de ma chambre en me demandant si je compte hiberner. Plus diplomate, ma mère murmurera quelques mots derrière la cloison : « Mon chéri, lève-toi, je t'ai préparé des pancakes. » Une odeur délicieuse provenant de la cuisine appuiera de façon convaincante son argumentation...

J'ai perdu le peu d'entrain qui m'habitait dernièrement. Le psy m'a prévenu que cela arriverait : des hauts et des bas, comme sur des montagnes russes. Comme sur des montagnes russes, on ne reste jamais longtemps au sommet, et les descentes sont beaucoup plus rapides et vertigineuses que les montées... Je n'ai même plus envie de sortir, je ne le fais que par obligation. À quoi bon ? Personne ne m'attend, et je n'attends personne. J'ai parfaitement conscience de glisser sur la mauvaise pente.

*

En filant à bicyclette dans Séoul, j'ouvre grand les narines pour humer l'air revigorant qui sent bon l'automne, les feuilles mortes. Je longe le jardin botanique et je passe sur le Banpo  Bridge, franchis la rivière Han, les cheveux au vent. Près d'une université, j'aperçois des étudiantes qui jouent au foot sur un terrain de sport. Je pourrais me poser là et les regarder, au lieu d'aller me mêler à des bénévoles dans je ne sais quelle association caritative. Il ne fait vraiment pas froid pour un mois de novembre, le temps s'est encore radouci sans que je m'en rende compte... Mais l'heure tourne, et je sais que ma grand-mère serait déçue si je me défilais. Chaque soir, elle me prépare de la soupe au poulet et un bol de riz, que nous apportons sur des plateaux devant la cheminée. Elle me raconte ses souvenirs en me montrant des albums photo de sa jeunesse, de son mariage, de ma mère. Je ne lui en veux plus de me parler d'elle.

— Quand j'ai rencontré ton grand-père, j'ai tout de suite su que c'était le bon ! Alors, je l'ai suivi en Corée du Sud. Et, des années plus tard, c'est ta mère qui est partie pour suivre son mari. Un juste retour des choses, n'est-ce pas ? J'avais quitté ma famille par amour, et ma fille unique en a fait autant. Elle s'est follement amourachée d'un jeune touriste français rencontré par hasard dans un musée. À croire que, dans la famille, nous ne savons pas aimer autrement qu'avec excès !

Je pédale de plus en plus vite... Changbin vient occuper le devant de la scène. J'ai beau essayer de lui donner un second rôle, voire de le reléguer en coulisse, il continue de se pavaner sous la lumière des projecteurs. Une vraie star. J'ai cru pouvoir le surprendre et – qui sait ? – me faire pardonner. L'emblème de Hongik University qui surmonte les hautes grilles de l'université et que j'avais mémorisé pendant mes balades à bicyclette. Je n'ai aucun mérite. Les écussons, l'architecture et les styles de mobilier étaient les grandes passions de mon père.

J'étais si sûr de moi – où avais-je la tête ? – que je l'ai attendu pendant deux jours. J'étais assez mal à l'aise, les étudiants me regardaient bizarrement et le lieu est intimidant. Contrairement à beaucoup d'autres universités qui sont à demi cachées derrière des murs, Hongik, avec sa grille en fer forgé peinte en bleue, ses allures de manoir, ses innombrables fenêtres, est ouverte sur le monde extérieur.

Que ressentent ces étudiants en remontant l'allée principale ? Je voulais presque attraper une sacoche et les suivre, juste pour voir. Mais, la plupart du temps, je me planquais au creux d'une des grosses colonnes rectangulaires flanquant l'entrée. Mardi, j'ai fini par interroger une fille blonde qui me regardait avec insistance sur le trottoir pavé. Elle m'a répondu qu'elle ne connaissait aucun Changbin, ni de garçon correspondant à sa description. Alors, j'ai laissé tomber. J'en avais assez des railleries des étudiants qui me demandaient si j'attendais « mon prince charmant » pour les plus sympathiques, ou combien je « prenais » pour les plus crétins. C'était lui qui me poussait à sortir. Lui qui m'encourageait sans le savoir à me lever le matin. Et c'est seulement maintenant que je le réalise. « Toujours un train de retard », disait mon père. Je sais qu'il me secouait pour mon bien. Étrange, le nombre de choses que l'on comprend quand les gens ne sont plus là. Quand on est obligé de mûrir à toute vitesse, par la force.

Pierre, Feuille, Ciseaux - ChanglixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant