Souvent, à force de révasser, j'oublie l'heure et, lorsque je m'en rends finalement compte, la nuit à déjà transformé le fleuve en un serpent noir balafré de lumière. Je m'oblige alors à rouler à vive allure pour rentrer, le coeur battant, sans trop savoir ce que je crains au juste, poussé par une paranoïa irrationnelle.
Un vendredi après-midi, je sens une présence à mes côtés, sur le banc. Je tourne la tête et découvre un visage qui m'est vaguement familier. Son nom me revient au bout de quelques instants : Jisoo, la collègue de la propriétaire du café.
- Salut ! me lance-t-elle, souriante
- Bonjour ...
- Taeyeon m'a dit qu'elle te voyait passer chaque jour à vélo devant le café ...Posé dans l'herbe, un vélo gris métallisé qui semble avoir bien vécu brillé sous les rayons blafards du soleil.
- Je t'ai aperçu en passant sur le pont. Et je me suis dit que tu aurais peut-être envie d'avoir un peu de compagnie. Waouh, quel vélo ! plaisante-t-elle en désignant mon engin si peu discret, accoté contre le dossier du banc.
Elle paraît décider à rester assise alors que je commence à m'agiter, ignorant qu'elle attitude adopter. De quel droit s'immisce-t-elle dans mon refuge ? Je ne souhaite pas discuter, je préfère me focaliser sur l'eau. Elle doit s'en apercevoir, extirpe son lecteur MP3 d'une des poches de sa veste rose fuchsia et enfonce les écouteurs dans ses oreilles.
Nous demeurons un moment face au fleuve, côte à côte, silencieux. Je ne comprends pas pourquoi elle ne part pas. N'a-t-elle pas des choses plus intéressantes à faire ? Mais Jisoo est parfaitement immobile et observe les flots avec intensité, en attendant Dieu sait quoi. C'est bien ma veine.
- Tu veux écouter ? me propose-t-elle soudain en m'offrant l'une de ses oreillettes.
Même si je suis de plus en plus agacé, je l'attrape par égard envers une connaissance de ma grand-mère. Mes oreilles sont immédiatement assaillies par les cris hystériques d'un chanteur de métal.
- Je n'aurais jamais pensé que tu aimais ce genre de musique, dis-je, étonné.
Elle sourit de plus belle, éclairant son beau visage, aux yeux bruns et pétillants.
- Ça t'en bouche un coin, pas vrai ?
L'expression me fait sourire malgré moi.
- Pour être franc, oui.
- Cette musique me vise la tête, si tu vois ce que je veux dire ? Une heure avec ça dans les oreilles et tu te sens comme un guerrier, prêt à combattre ceux qui t'en font voir de toutes les couleurs.Je réfléchis un instant, la voix braillarde traçant lentement sa route jusqu'à mes neurones. Jisoo baisse les yeux sur ses cuisses, qui tendent à fond son skinny noir, puis elle fait tourner ses mains, paraissant chercher ses mots :
- Avec le métal, je me sens plus forte. Les insultes glissent sur ma peau et se rabougrissent comme des feuilles mortes. (Elle écrase l'une d'entre elles du bout de sa converse, rose également.) Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça ... Avec ce que tu as traversé ... Enfin le drame ... Ça doit être horrible pour toi ...
Elle paraît si gênée que j'ai pitié pour elle et lui tends une perche :
- C'est plus facile de se confier à un inconnu.
- Oui et non. En fait, avec ta grand-mère, j'ai l'impression de te connaître depuis des mois. Je voulais juste te voir avant, mais je n'ai pas osé. Je ne savais pas comment te parler, j'avais peur de sortir des trucs débiles ... Parce que je suis plutôt douée pour faire des gaffes, du genre : lâcher le mot qu'il ne fallait surtout pas prononcer ! Et puis, c'est compliqué de se mettre à la place de quelqu'un. Les gens croient qu'ils peuvent comprendre ce que ressentent les autres, mais en fait non ... Bon je vais ...Je pense qu'elle va partir, n'ébauche pas le moindre geste pour la retenir. Mais elle ne bouge pas. Je manque de lui demander si ce n'est pas justement ma grand-mère qui l'a envoyée pour me surveiller, écarte aussitôt cette idée saugrenue.
Granny ne me questionne pas. Chaque matin, avant mon départ, je trouve juste une boîte en plastique contenant mon déjeuner, posée bien en évidence sur la table de la cuisine. Au cas où je n'aurais pas deviné qu'elle m'était destiné, une grande étiquette indiquant "Déjeuner de Félix" est collée sur le coté.
Je sais qu'elle fait de son mieux pour essayer de pallier l'absence de maman. Aussi, j'emporte le repas et je le partage avec les canards.
- Aujourd'hui, un client m'a mis la main aux fesses.
- Hein? m'écrié-je, scandalisé, en ôtant l'écouteur et en la dévisageant.
- Après, il a dit à son pote qu'il avait tâté une truie. Il l'a chuchoté en fait, mais je l'ai parfaitement entendu. Les gens ignorent à quel point les sons, les voix résonnent dans le café, surtout lorsque comme moi on y traîne depuis toujours. J'ai développé une sorte de sixième sens.
- Oh, mais quel ...
Je ne réussis pas à trouver le bon mot.
- Du coup, je suis sortie prendre l'air, histoire de me détendre un peu, et je t'ai vu.
Elle sourit encore, mais son regard se fait dur, désabusé. Et je suis bien placé pour reconnaître ce genre d'expression.
- Tu sais ce qui est le plus con là-dedans ? Je me sens hyper bien dans ma peau telle que je suis. Quand je me regarde dans la glace, je me trouve belle, sexy même.J'acquiesce en silence, tandis qu'elle se baisse pour ramasser un caillou et le jeter dans l'eau, chassant les canards qui barbotaient paisiblement dans un buisson près de la rive.
- Je suis désolée, je ne suis pas très gaie, aujourd'hui, commente Jisoo.
- Tu n'es pas obligée de l'être.
Ses yeux cherchent les miens, avec quelque chose comme un questionnement dans les prunelles.
- Je suis sincère, insisté-je.Nous nous remettons à regarder l'eau pensivement, munis d'un écouteur chacun. Une heure s'écoule ainsi. La présence de Jisoo ne me gêne plus, j'en viens à être content de ne pas être seul.
Quatre garçons passent dans un bateau. Leurs avirons s'enfoncent dans les flots, puis ressortent avec une harmonie et une cadence parfaites. Jisoo retire son écouteur et me chuchote à l'oreille, en disant l'embarcation :
- Je croquerais bien le petit blond, là, derrière. Et toi c'est quoi ton genre de fille ?
Je rougis. Mon genre, c'est un garçon aux yeux captivants et chauds qui m'a abandonné dans une cabine d'ascenseur sans même me dire son nom, et que je rêve de rencontrer de nouveau ...
Je ne le reverrai certainement jamais, alors autant faire une croix sur lui.
Facile à dire.
- J'aime les brunes, soufflé-je.
CHAPITRE 7 TERMINÉ.
Je publierai peut être le chapitre 8 vers 22h~23h ou demain matin ! 😄
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Pierre, Feuille, Ciseaux - Changlix
FanficFélix a perdu ses parents dans un accident de voiture. Accueilli par sa grand-mère qui vit à Séoul en Corée du Sud, il s'enferme peu à peu dans une bulle de solitude et de souffrance. Changbin est un jeune homme rebelle et torturé. Artiste contrarié...