Chapitre 19 - Félix

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Lorsque je lui parle du tournoi inter-universités de cricket qui a lieu dimanche, Jisoo décrète qu'une séance shopping s'impose, une idée qui ne me plaisait pas réellement. Ce samedi après-midi, jour d'affluence au bar, sa mère ne lui a accordé que deux heures. On croit rêver ! Elle a préféré joué la carte de la docilité, pour avoir « le droit » de sortir avec moi dimanche. Je lui dis qu'une tenue « normale » suffit amplement (en plus, nous serons à l'extérieur !), mais elle insiste :

— Tu ne comprends pas : si on porte une tenue « normale », personne ne fera attention à nous

Je me souviens qu'avant j'adorais m'habiller. Maintenant, quand je me lève le matin, quand j'y arrive, j'attrape le premier jogging de la pile, sans prendre la peine de le regarder. Je n'ai même pas déballé deux de mes valises pleines de vêtements qui sont entreposées depuis des semaines dans un coin de ma chambre. En dépit d'un choix relativement restreint de magasins satisfaisant ses critères exigeants, Jisoo sait où dénicher des modèles à la hauteur de l'évènement. Je la suis sur Hongdae, jusqu'à un angle de rue. Au milieu d'édifices anciens en pierre se dressent plusieurs bâtiments aux grandes fenêtres blanches et dont les étages sont peints de couleurs gaies : rouge, jaune, bleu, gris souris.

En bas de l'immeuble gris clair se trouve The University of Seoul Shop, le magasin officiel des universités, à la magnifique devanture en bois. J'entrevois des vêtements qui me conviennent à travers la vitrine, des sweats à capuche, des pulls en laine à col en V avec des écussons. J'imagine, sans trop oser y croire, que nous allons y entrer, mais Jisoo emprunte un minuscule passage entre deux magasins, débouchant sur une cour à l'arrière.

— C'est une adresse secrète ! Une petite boutique de jeunes créateurs du coin. Comme pour appuyer ses dires, la devanture du magasin n'en est pas vraiment une. Seule une petite plaque bleu marine, près de la porte ancienne, indique que le rez de-chaussée de l'immeuble de deux étages abrite autre chose qu'un appartement. Assis sur une chaise près du miroir en pied, je regarde Jisoo entrer et sortir de la cabine, se scruter sous tous les angles, le cou tordu, pour mesurer l'effet rendu devant et derrière. À chaque essayage je lui donne mon avis, en doutant sans arrêt. Me sentant rouillé, j'ai l'impression de ne pas avoir mis le nez dans un magazine de mode depuis une éternité.

— Et celle-là, tu en penses quoi ?

Selon le cas, je lève un pouce victorieux ou j'écarquille les yeux en faisant semblant de m'étrangler de désespoir avec les mains. Gagnée par la joie de Jisoo, je retrouve un peu de mes vieux réflexes du temps où j'adorais faire rire. La robe bleu électrique décolletée que Jisoo finit par choisir après une longue série de revirements semble avoir été créée pour elle. Elle attrape une paire de collants opaques jaune canari qu'elle seule est susceptible de trouver parfaitement coordonnée. Puis je l'aide à ranger les tenues écartées, comprenant à son regard insistant et à son nez froncé que mon tour est venu. Elle doit remarquer mon manque d'enthousiasme.

— Un petit effort. Pense un peu à ce beau petit prêtre qui se morfond pour toi.

Je rougis.

En sifflotant, elle arpente la boutique et opte pour une dizaine de chemise qui me paraissent plus importables les unes que les autres.

— Ce que tu peux être difficile ! maugrée Jisoo.

Pourtant, une tenue parvient à me faire chavirer : une chemise blanche absolument ahurissante. Le souci, c'est que je la trouve trop élégante pour moi, pour la vie que je mène.

— Sublime ! s'écrie Jisoo. Il va en tomber raide mort.

— Qui ça ?

— Quelle question ! Ton prêtre.

Pierre, Feuille, Ciseaux - ChanglixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant