Chapitre 4 (Partie 2) - Félix

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Au bout d'un moment, il se met à me parler en fixant ses boots noirs du regard :

- J'avais quatre ans et je jouais à cache-cache avec mon pere adoptif, dans notre jardin. Ma mère me faisait de grands signes en cachette par une fenêtre pour m'aider à le retrouver. Alors, bien sûr, je gagnais à tous les coups et il me disait que j'étais le plus fort. Dans le genre nul, hein ?

Je sais que, si j'ouvre la bouche trop tôt, je vais dire une bêtise. C'est mon truc, ça. Je suis heureux qu'il se soit confié, et je souhaite être à la hauteur. Aussi, j'attends un peu, le temps de trouver les bons mots :

- Pas du tout. Ça avait l'air chouette.
- Si tu le dis ... Dommage que ça n'ait pas duré. Maintenant, entre lui et moi, c'est la guerre froide.
- Et avec ta mère ?

Il ne répond pas. Ai-je posé la mauvaise question ?

Il fourre les mains dans les poches de son jean, paraît réfléchir en s'écartant le plus loin possible de loi, ce qui est très relatif dans un espace aussi petit. Je me dis que, s'il le pouvait, il quitterait un moment la cabine pour aller faire un tour. Peut être ne reviendrait-il même pas.

- Le problème, c'est qu'elle fait tout ce que mon père lui dit. Ou éventuellement son psy. Dans ma famille, voir un psy est un passage obligé.

- Tu en as déjà consulté un, toi ? demandé-je, désireux de prendre la main sur la conversation qui s'engage, tout en cherchant à apprivoiser son regard - peine perdue.

- Mon père m'y a forcé. Paraît que mon comportement laissait à désirer. Et je n'ai pas vraiment eu le choix : c'était ça ou il me coupait les vivres.
- Je vois
- Entre nous, ça n'a pas changé grand-chose, mais au moins ça a eu le mérite de rassurer ma mère.
- Ils s'inquiètent sans doute pour toi. Il y a mille et une façons d'aimer quelqu'un, dis-je avec une pensée pour ma mère, dont c'était l'une des maximes favorites.

- Ouais. Encore faut-il aimer ! Si tu veux mon avis, c'est plutôt une façon de se donner bonne conscience. Ils se déchargent de leurs problèmes sur quelqu'un d'autre ... Pour t'expliquer le topo, aller voir un psy, c'est comme exécuter un strip-tease intégral devant un inconnu.

L'expression me fait hausser les sourcils.
Il ôte son lourd blouson, le pose sur la barre métallique placée à mi-hauteur, y ajoute son écharpe en laine grise.

Il semble réfléchir un instant avant de retirer aussi son pull. Lorsqu'il le passe par-dessus sa tête, son tee-shirt à vol en V se soulève, dévoilant son torse fin et musclé, auquel mes yeux, comme dotés de leur propre volonté, restent scotchés. Un parfum entêtant de déodorant se répand dans la cabine, ajoutant encore à mon trouble.

Je dois me contraindre à regarder ailleurs pour reprendre mes esprits. Si ça continue, cette situation, ce garçon risque de me faire perdre le peu de raison qu'il me reste.

- Tu penses franchement que tes parents ne t'aiment pas ? dis-je, pendant qu'il remet tranquillement en place son tee-shirt et ses cheveux.

Dans la pénombre, les expressions de son visage sont encore plus mystérieuses.

- Je dirais plutôt qu'ils me "désaiment", ou qu'ils se sont, en tout cas, désintéressés de moi. Pas assez doué en cours, pas assez sportif, pas assez bien élevé. Je ne suis pas à la hauteur de leurs espérances, pas tel qu'ils l'avaient rêvé. Ils ne peuvent pas me présenter à leurs amis, comme un exhibé avec fierté un chien de race. Je suis une mauvaise herbe, qui, en plus, a mal poussé ... Et toi, tes parents ?

- Ils sont morts. Renversés pas un chauffard il y a cinq mois.
- Désolé ...

Il a l'air déstabilisé, ne sait plus quoi dire.

- C'est pour ça que je venais voir un psychologue, mais je ne pense pas que ça pourra fonctionner. J'ai trop la trouille qu'il me parle d'avenir.

Je me mets à trembler, m'astreins à souffler par la bouche. C'est si bon de pouvoir se laisser aller, sans contrainte.

- Tu n'as pas de la famille ou des amis pour ... discuter ?

- Des amis ... De toute façon, quand on souffre, on est tout seul dans son âme.

- Je pense voir ce que tu veux dire.

Je croise son regard, surpris par les accents tristes de sa voix. Il ne me donne pas davantage de précisions. Dommage. J'avais cru sentir un lien qui s'établissait entre nous.

Il s'amuse avec son collier en le faisant tourner entre son pouce et son index. Cela dure un certain temps, pendant lequel nous ne disons plus rien, ni lui ni moi. Il passe une main sur le haut de sa joue, de met à regarder de l'autre côté. Voudrait-Il être ailleurs en ce moment ?

Pas moi. Je me suis habitué à l'obscurité, et à sa compagnie. J'ai n'ai plus envie que l'ascenseur redémarre, que mon semblant de vie reprenne son cours.

Le temps est suspendu. Il flotte dans la cabine une ambiance indéfinissable. Je n'ose plus bouger.

Quand finalement il décide de Denver la tête dans ma direction, son regard incendiaire est impossible à soutenir. Il se rapproche, se penche près de mon oreille. Son parfum emplit mes narines. Je me sens comme étourdi.

- Bon, arrêtons de parler de sujets aussi déprimants ... murmure-t-il. Qu'est-ce qu'on pourrait faire pour passer le temps ? tu n'as pas une petite idée ?

Non. Ne rougis pas.

- Non, désolé, réponds-je en essayant de prendre un air détaché.

- Moi je crois bien que j'en ai trouvé une.

Il cache une main derrière son dos tandis que je me fige, décontenancé. Après une poignée de secondes, je finis par comprendre où il veut en venir. Pierre, feuille, ciseaux.

- Je te préviens tout de suite, gagner me mets dans tous mes états, annonce-t-il.

Inutile de me voir pour connaître ma couleur.
Il semble atteindre le summum de la jubilation. J'ignorais que je pouvais être aussi marrant.

- Ne t'inquiète pas. Je ne vais pas te demander d'enlever un vêtement chaque fois que tu perds, même s'il fait affreusement chaud, je suis pas homo.

Pourquoi se croit-il obligé de me le rappeler ? Je sais que j'ai l'air efféminé, mais il n'était pas écrit sur mon front que j'aimais les hommes. 

- Entendu. Mais pas de coup tordu. On joue simplement. Pas de gages sexuels ou je ne sais quoi.

- Qu'est ce que je t'ai dit plus tôt ?

Et pendant les minutes qui suivent, l'espace de plusieurs parties, nous nous amusons à Pierre, feuille, ciseaux, comme je l'ai fait autrefois avec mon père. Mes émotions remontent brutalement à la surface, emportant avec elles mes belles velléités de courage.

Je me racle la gorge. Les larmes, les tremblements, je ne contrôle plus rien.

- Désolé, bredouillé-je.

Nos regards se rencontrent et je ne ressens plus de honte à me montrer tel que je suis : dévasté.

L'instant d'après, je me retrouve je ne sais comment entre ses bras. Est-ce qui m'a attiré ? Moi qui me suis rapproché ? Les deux à la fois ? Il me semble, mais je me fourvoi peut-être, que ce geste nous est venu naturellement, que lui aussi en avait besoin autant que moi.

Le visage enfoui aux creux de son épaule, je sens l'odeur enivrante de sa peau mêlée à celle du déodorant. Ses doigts s'égarent sur ma nuque, me frôlant à peine.

Alors que je me blottis avec une avidité croissante, en enroulant les bras autour de ses épaules, sa main descend lentement le long de mon dos, en déclenchant un délicieux frisson de plaisir.


Les lumières se rallument.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE DU QUATRIÈME CHAPITRE.
Alors ? Un petit rapprochement du Changlix? Vous en pensez quoi? Désolé si c'était un peu long pour certains d'entre vous, j'essaye de faire au plus court.

Pierre, Feuille, Ciseaux - ChanglixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant