Chapitre 2

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Aujourd'hui.

Elle s'assoit à son établi et commence à remonter le petit oiseau mécanique. Cela fait soixante ans qu'elle l'a et elle le remonte pour une énième fois. L'aile s'est détachée. « Encore. » Pense-t-elle en rattachant sa mèche brune d'un revers de main. Elle soupire en prenant un engrenage neuf, dans l'une des nombreuses petites boîtes en carton méticuleusement désordonnées sur le grand établi. Tandis qu'avec la loupe elle remplace la pièce dans la salle en bazar, sa bague s'accroche à l'oiseau. Elle grogne :

« C'est pas vrai ! » Sans abimer le saphir, elle dégage sa bague le plus délicatement possible. Puis, les yeux rivés sur le mur plein d'horloge en tout genre, elle regarde la dernière qu'elle a posée. Aucune n'est en marche, mais elles fonctionnent toutes. C'est un fait non négligeable qui pourrait relater sa vie : des choses fragiles qui ne sont là que pour arrêter le temps des moments importants. Elle entend frapper. Pourtant, elle attend et finit de réparer le petit objet de métal. Après tout, peut-être que l'importun se lassera et la laissera travailler tranquille. Mais derrière la porte d'entrée, les coups se font plus insistants. Elle se lève lentement, prend une clé à molette et quitte l'atelier sans se presser. Il est peut-être encore temps d'arriver trop tard pour ouvrir.

Elle s'arrête au milieu de la grande salle et un éclair retentit, signe que l'orage a finit par éclater. L'époque où de riches personnes dansaient ici dans de somptueuses tenues semble révolue désormais. Sur le sol de marbre blanc et au son de la pluie sur les carreaux, elle reprend sa marche. L'inconnu frappe toujours. Elle ouvre. L'homme devant elle dégouline, tant la pluie est forte.

« Elizabeth Albert ?» Elle fronce les sourcils.

« Peter Hartfield... je ... je suis là parce que l'on m'a parlé de vous. » Elle commence à refermer la porte, décidée à en finir au plus vite.

« Attendez ! C'est Harry ! » Elle s'arrête. Le nom qu'il vient de prononcer lui rappelle beaucoup de souvenirs d'un seul coup, trop de souvenirs.

« Je suis un des gamins qu'il a recueilli... Je ... il m'a dit que je devais vous prévenir. Il m'a dit qu'elle vous cherchait.

-Qui. » Sa question n'en n'est pas une. Qu'importe.

« Harry ne m'a pas donné son nom. Il sait que vous savez de qui il parle, d'après lui. » Il n'a put s'empêcher de plisser les yeux pour lui dire, sous l'effort de la concentration.

« Entrez. » La mécanique tourne vite dans sa tête, à tel point qu'elle craint que de la fumée ne lui sorte par les oreilles. Elle lui tourne le dos et il entre, dans la sombre pièce. Le jeune homme regarde autour de lui et lance, comme pour la rassurer :

« Je ne vais pas rester longtemps. Je dois rejoindre des amis.

-Parfait. » Marmonne-t-elle en retournant à son atelier. Il la suit, puis passe la tête dans l'embrasure de la porte, observant la pièce.

« C'est vous qui avez monté tout ce qu'il y a ici?

-Oui.

-C'est magnifique. » Il s'approche un peu, le regard curieux.

« Vous avez mis combien de temps à le fabriquer ?

-Posez ça. Ce n'est pas moi qui l'ai fait. » Déclare-t-elle froidement en lui prenant l'oiseau fragile des mains.

« Qu'est-ce que vous voulez.

-Rien ...

-Alors sortez d'ici. Il y a des chambres à l'étage. » Il ironise en tournant les talons :

« Bien madame. Merci pour cet accueil chaleureux.

-Sortez. » Répète-t-elle sèchement. Elle se rassoit et se penche sur son nouvel ouvrage sans plus se préoccuper de lui. De toute façon, il sera bientôt parti et ça rendra service à Harry. Des années qu'elle ne l'avait pas vu. Il faut avouer qu'il y a quelque chose chez le gamin qu'il lui a envoyé qui l'intrigue.

« Qu'est-ce que tu as derrière la tête ? » Murmure la jeune femme en réglant l'heure. Elle l'apportera demain chez l'horloger. Les dernières avaient bien payé, bien qu'elle n'ait pas franchement besoin d'argent. Comme à son habitude, elle bricole jusque tard le soir. Et c'est en montant se coucher qu'elle voit de la lumière sous la porte de la bibliothèque. Elle soupire exaspérée :

« Il n'a quand même pas prévu de dormir là... » Elle entre et le voit assit contre des étagères, plongé dans un roman presque finit.

« Elle vous plait ? » Il sursaute et un couteau fin apparait dans sa main droite. En la voyant, il le range rapidement et se redresse, un sourcil arqué.

« Vous disiez ?

-Elle vous plait ? » Répète–t-elle entre ses dents.

« L'histoire ? Oui, elle est superbe.

-La « Légende oubliée » c'est un de mes préférés. » Elle croise les bras, indécise.

« Pourquoi c'est un de vos préférés ? » Elle réfléchit à sa réponse.

« Parce qu'il raconte à quel point la jalousie peut détruire la vie des gens.

-Vous oubliez la partie sur l'amour.

-Mais l'amour n'est-il pas la cause de toute jalousie ? » Rétorque-t-elle. Il ne sait plus quoi dire. Cette femme le surprend bien plus qu'il ne l'aurait crut en venant la voir. Comme un cheveu sur la soupe, elle demande ensuite :

« Vous avez mangé ?

-Je n'ai pas trouvé la cuisine. » Déclare-t-il, l'air penaud. Elle grimace.

« Venez. » Dans la soirée, Peter apprend que son hôte est horlogère, qu'elle fume la pipe et boit du whisky. Il remarque aussi sa bague, un objet assez ancien et raffiné, un véritable travail d'orfèvre magnifique. Cependant, elle ne parle pas plus d'elle. Alors, il lui dit qu'il voyage beaucoup, depuis quelques années et qu'il a perdu ses parents lorsqu'il était jeune. Il lui parle aussi de sa quête de retrouver la femme qui les a tués, ainsi que beaucoup d'autres personnes. Pour cela, il semblait lui suffire d'absorber leur énergie, jusqu'à ce qu'ils vieillissent prématurément et meurent. Elle a été surprise cependant. Il travaille pour la SPI. « Rien que ça. » La SPI est la Société de Protection des Immortels. Un nom ironique quand on sait qu'aucun être magique n'est réellement immortel. C'était une société étrange qui essayait piteusement de résoudre des problèmes bien plus grands qu'elle, tout à fait le genre de choses qui la dépassaient assez pour créer des anomalies temporelles, des arrestations arbitraires, des disparitions étranges...

« Je ne sais pas comment elle s'appelle. Toujours pas depuis que je cherche. » Après un silence, Elizabeth déclare dédaigneusement :

« La vengeance ne vous mènera pas bien loin. Si vous tombez sur elle, vous avez de fortes chances de vous faire tuer. » Il la dévisage, interdit. Il lance finalement :

« Vous la connaissez ?

-Possible. » Répond-elle simplement en haussant les épaules. Elle finit son verre d'alcool d'une traite. Cependant, son invité cherche à en savoir plus :

« Et ? » Elle secoue la tête et se lève, décidée à se taire.

« Je n'ai rien de plus à dire. » Elle sort, sans un mot de plus. Il se lève à son tour et la poursuit.

« Vous devez medire ! » Mais en passant la porte, il ne trouve plus un chat dans lamaison de toute la nuit, une maison bien vide, aux décorations murales serésumant à quelques tableaux, poussiéreux et sans valeur, une salle de travailencombrée, ainsi que quatorze chambres inoccupées, principalement recouvertesde draps blancs de toutes tailles. « Quel genre de personne désirant secacher d'une autre s'établit dans un château ? » Il laisse saquestion en suspens, lorsqu'il feuillette à nouveau le contenu de labibliothèque, quant à elle très bien entretenue. Cette fois, il en vient à sedemander s'il n'a pas à faire à une sorcière. Il monte se coucher tout enessayant de ne pas se perdre, pour revivre une nuit agitée, dans l'une desgrandes pièces froides de son hôte. «Encore. » Pense-t-il avant de fermerles yeux, jusqu'au lendemain matin.

L'HorlogèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant