Paris, dix-huitième arrondissement, 02h30
— On y va.
Le vieil homme scrute chacun des membres de notre petit groupe en caressant sa longue barbe blanche avant d'ouvrir la porte. Il contemple un instant la ruelle extérieure, dans laquelle quelques lampadaires tentent difficilement de percer la noirceur de la nuit.
Le vieillard doit sûrement être fier d'avoir réussi à dégoter cette planque, certainement un des seuls coins sombres de cette capitale plus communément appelée "ville lumière". Au moment où il aurait dû franchir le seuil, il se retourne et nous fixe avec fermeté.
— Chacun de vous sait ce qu'il a à faire. Respecter le plan ou vous le payerez cher.
Son intonation nous indique que nous avons intérêt à obéir. Il est le plus vieux, et le plus puissant. Tout ici repose sur des rapports de forces, et j'ai appris très tôt à ne pas risquer à imposer mes propres idées. Et aujourd'hui plus que tout. Lorsque je relève les yeux, je capte le regard impérieux de l'homme.
— Tu sais ce que j'attends de toi, jeune homme, me prévient-il.
Son regard se fait plus insistant, si bien que je n'ai qu'une envie : rentrer sous terre. Mais je n'en montre rien et garde la tête haute. J'acquiesce avec fermeté. Ici, on ne peut pas non plus paraître faible, sinon on vous dégrade. Et il est hors de question que je réduise à néant le long et dur travail effectué pour en arriver jusqu'ici. Je soutiens le regard perçant de l'homme jusqu'à ce qu'il détourne la tête. Il aurait été trop heureux si j'avais fui son regard.
Le vieil homme se retourne et sort à l'extérieur. Je pensais pouvoir enfin respirer, mais une autre silhouette imposante me fait soudain face. L'homme, aux épaules plus carrées que celles du vieillard, me domine même s'il ne doit gère être plus grand que moi. Il me toise un instant avec ses yeux bleus dont j'ai hérité la couleur avant de me menacer entre ses lèvres quasi immobiles :
— C'est aujourd'hui ou jamais que tu fais tes preuves.
— Et la fille ? j'ose demander.
Cet homme m'a confié une mission, et je compte bien la tenir. Il s'agit pour moi de lui montrer que je lui suis fidèle et qu'il peut compter sur moi. Mais il ne semble pas le voir de cette façon. Il lève les sourcils, sa façon habituelle de m'indiquer que je suis un imbécile.
— Une broutille, rectifie-t-il. Quelque chose sans intérêt et qui sera sans gravité quand tu échoueras.
—Je n'échouerai pas, père, je promets tout en essayant de passer outre l'insulte.
Mais l'homme, mon géniteur, m'a déjà tourné le dos et s'enfonce dans la nuit à la suite du vieillard. J'inspire un coup. Je savais bien qu'en voulant me mêler à la sortie de ce soir je me prendrais des insultes en pleine figure. Pour être honnête, je suis tout de même rassuré : je m'attendais à pire.
Une fois que les deux leaders ont disparu, le reste de la troupe quitte hâtivement l'ancienne cave à vin, aujourd'hui vide. Une fois les derniers sortis, je passe la porte à mon tour pour rejoindre notre petite troupe composée d'une dizaine de personnes. J'essaye d'ignorer tous ces yeux rivés sur moi tandis que je verrouille la serrure.
Enfin, je tends les clefs au vieil homme qui me les prend suspicieusement des mains pour les inspecter de ses doigts crochus. Je retiens une remarque désobligeante comme quoi je n'ai pas la crève, et me recule en tentant de garder un air sûr de moi.
—Tout le monde est sorti ? me demande-t-il et j'acquiesce.
— Alors la chasse peut commencer, ajoute-t-il.
Nous grimpons habilement sur le toit de l'immeuble le plus proche. J'aime beaucoup le panorama qu'on a d'ici. Nous sommes sur la bordure extérieure de la ville, ce qui nous permet de la voir en entière.
D'ici, nous pouvons observer la tour Eiffel clignotante et dépassant de haut tous ces immeubles. Qu'ils soient sur les grandes avenues ou seulement séparés les uns des autres d'une maigre ruelle, on voit la lumière sortir des fenêtres des nombreux bâtiments, des cafés et restaurants, ou encore des enseignes des magasins allumés durant toute la nuit.
Au-dessus de la ville, une autre source de lumière : la lune. Cet astre à la forme de croissant pour cette nuit possède bien une part de responsabilité dans l'appellation de "ville lumière".
Un grognement me sort de ma contemplation. L'homme qui me toisait tout à l'heure, ou plutôt, mon père, me fait signe d'avancer. Je baisse les yeux que j'avais plantés sur la lune et remarque que tout notre groupe (à part l'homme) a déjà sauté sur le toit d'en face. Je grommelle une vague excuse et les rejoins. Mon père me suit aussitôt.
— Tu sais ce que tu as à faire maintenant, me murmure le vieillard.
Il est à une petite dizaine de mètres de moi, et pourtant je l'entends comme s'il me parlait à l'oreille. J'acquiesce et prends un air déterminé. Il ne faut surtout pas qu'ils découvrent que je n'en mène pas large.
Je croise rapidement le regard des deux jumeaux de mon âge, ceux ayant plus de muscles que de cerveau. Ils se sentent supérieurs à moi, pourtant, ma mission est bien plus importante que la leur, et ils le savent. Je vois la jalousie dans leurs yeux, ainsi que toute l'animosité qu'ils me portent. Je leur adresse un petit sourire satisfait. Ce petit retournement de situation me plaît bien.
Puis, sans demander mon reste, je les contourne rapidement. Une grande enjambée, une deuxième, je prends appui sur mon pied et m'élève vers le ciel.
Le vent parisien me fouette le visage et fait voleter mes cheveux courts pendant mon saut, jusqu'à ce que mes pieds touchent avec légèreté le toit de l'immeuble d'en face, à environ cinq mètres de l'ancien. C'est maintenant que tout débute.
Je laisse mon instinct me guider, faisant avancer mes jambes et ordonnant à mon corps de sauter entre les différents bâtiments. Je ne me rends même plus compte que j'avance à une vitesse folle sur les toits de Paris. Ni que je suis suivi par une dizaine de personnes qui guettent le moindre faux pas. Je perds progressivement le contrôle de mon âme.
Mon odorat est maintenant à l'affût, on ne sait jamais sur qui on peut tomber, tandis que mes yeux sont rivés sur le sol, vers les passants déambulant entre les immeubles. Il fait nuit et je les vois comme en plein jour. Mais eux, ils ne peuvent pas me voir. Ni m'entendre. Je suis bien trop silencieux. Soudain, mes yeux se calent sur une silhouette et mon corps s'arrête. Je me retiens à une cheminée pour stopper mon élan.
Je l'observe un instant : une femme avec un bébé dans les bras. Elle est jeune, mais c'est sûrement le sien. Avec mes yeux ultra perfectionnés, je peux voir dans le noir chaque détail de la femme. Le pli de ses fossettes. La couleur brune de ses yeux. Les ondulations de ses cheveux.
Depuis le haut de mon immeuble, je regarde la ruelle dans laquelle la femme déambule : elle est vide et sombre. C'est parfait. J'ajuste mon ouïe et me concentre pour entendre les battements de son cœur. Le mien accélère en écho à ces petits bruits réguliers.
Je sens mes yeux commencer à brûler et je devine qu'ils sont en train de changer de couleur. Tous mes sens sont focalisés sur la jeune femme. Je meurs d'envie de sauter au sol, près d'elle, mais je me retiens. J'ai fait ma part du marché. Je sais ce qu'il faut que je fasse maintenant. Et je sais ce qu'il va se passer. Un sourire discret se dessine sur mes lèvres à la vue de cette perspective.
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DIVISÉS - Transformation [en pause]
Werewolf"J'ai toujours rêvé d'être un animal. N'importe lequel. Un petit chat se prélassant au soleil ou une girafe attrapant les feuilles au sommet des arbres, peut m'importe. Mais je ne me suis jamais imaginée Loup. Mais Mère nature ne réalise pas toujour...