Prologue

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« Je t'en supplie, ne pars pas, ne me laisse pas... »

La plainte résonna partout, se répercuta contre les arbres, ricocha contre les rochers polis par le court du ruisseau, des intonations lancinantes murmurées par une voix fébrile. La lune surplombait la forêt et assistait impuissante à ce sinistre spectacle. Ses rayons argentés s'infiltraient entre les ramures, lueurs métallisées formant de petites taches sur le sol tapissé de tonnelles mortes. Ses faisceaux rebondissaient sur les surfaces lisses des épicéas, hêtres et bouleaux alors que le silence envahit brutalement les sous-bois.

Rien, plus un bruit, même la rivière paraissait retenir son souffle. L'air était lourd, presque étouffant pour un soir d'automne. Aucun raclement de terre, pas un sanglier ne trouait la terre de ses défenses, pas un renard ne filait ventre à terre, pas une chouette ne hululait. La sylve semblait dénuée de toute vie, ne restait que du bois mort et le fourmillement du vent entre les branchages. L'ultime lamentation s'évanouissait dans l'éther glacé, emportant avec elle l'âme même des lieux.

Une ombre agile se mouvait dans l'obscurité mortifère de la pinède. Ses pas raclaient l'humus, son souffle irrégulier s'élevait en une fumée blanchâtre dans l'atmosphère, ses épaules se balançaient de droite à gauche. Ses immenses iris incandescents parcouraient les alentours sans vraiment les voir, ses lèvres vermeilles tressautaient sans s'arrêter. Ce qui marquait le plus son visage diaphane devait être ses joues creuses, marquées par des sillons sombres, larmes grenat qui s'écoulaient lentement en épaisses gouttes jusqu'à son menton étroit.

Elle s'élança de nouveau, toujours ballottée d'avant en arrière, la commissure de sa bouche retroussée en une grimace blafarde. Une peine immense s'émanait de son corps, du moindre pore de sa peau, ses pleurs s'échouaient en vagues souples partout où ses longs doigts se posaient. Elle humait le vent à la recherche d'une senteur qui disparaissait, celle qui la faisait vivre, faisait battre son cœur, lui donnait la foi. Ce parfum se dispersait, devenant diffus, un simple souvenir. Tout ce qui restait de lui s'évanouissait en quelques instants, comme s'il n'avait jamais existé.

Une nausée la traversa alors qu'elle progressait à travers les sous-bois. Sa silhouette courbée se gravait sur les souches moisies et ses traces de pas s'imprimaient dans la mousse brune. Nouveau soubresaut, ses genoux s'entrechoquaient ensemble en une danse macabre, sa longue robe traînant dans la boue et les flaques d'eau croupie. Elle ne se préoccupait pas de ces sensations, de ces piqûres de houx, de ces cailloux qui perçaient la plante de ses pieds ou de ces branches qui frottaient contre ses bras fins. Sa vision devenait trouble, sans doute à cause du sanglot bloqué au coin de ses yeux.

« Où es-tu... »

Personne ne lui répondit. Elle espérait entendre sa voix, un éclat de rire, un murmure réconfortant, mais elle n'eut comme réaction que le hululement effréné d'un hibou. Sa frêle silhouette se dirigeait sans but vers les tréfonds de la forêt, guidée par les fantômes du passé. Des flammes dansaient devant ses rétines, elle tendait la paume sans aucune force, vidée de sa substance vitale. Chaque enjambée devenait plus difficile et ce n'était que par une force invisible qu'elle maintenait son corps en mouvement. Il n'y avait en elle plus aucune persévérance, plus aucun désir de vivre. Pourtant son cœur battait dans sa cage thoracique, sa bouche chassait l'air emmagasiné dans ses poumons, ses yeux distinguaient les formes, les odeurs envahissaient ses narines, chaque son la pénétrait, lui répétant à la manière d'une litanie Tu vis, tu vis pendant qu'il meurt.

Cette complainte ne cessait d'enfler dans son buste, si bien qu'elle dut enfoncer ses ongles dans la peau fragile de son sein gauche pour que les palpitations cessent. Les marques se multipliaient çà et là, aux coudes, avant-bras, cuisses. Des coupures pour lui rappeler que tout était sa faute.

La culpabilité la rongeait toute entière, semblable à des asticots grouillant dans ses entrailles. Son péché la désagrégeait lentement mais sûrement. Elle qui avait cru toucher le paradis du bout des doigts, la voilà plongée au cœur des enfers, sans retour possible. Désormais, elle se brisait chaque jour un peu plus, maudissait le ciel de l'avoir rendue ainsi. Une statue de pierre usée, damnée pour l'éternité, gardant avec elle les réminiscences de ce qu'elle avait détruit.

Elle n'avait pas su faire le choix.

Une larme écarlate dégringola le long de sa pommette. Sa lèvre supérieure tressauta en même temps qu'un feu mortel dévorait son corps tout entier, elle se consumait sous les yeux de la lune qui, en reine mère, la protégeait des regards indiscrets. Elle se trainait tel un animal blessé, la robe tombante sur son épaule, ses cheveux pâles en cascade presque translucide. Au-dessus de sa tête le ciel pâlissait, nuances de violet et de bleu marine, les étoiles cessaient leur danse harmonieuse autour de l'astre nocturne.

Le vent marin caressa son visage, comme un appel, une preuve finale de tendresse qu'elle croyait perdue. Ses dernières forces l'abandonnèrent lorsqu'elle entrouvrit les paupières et que la mer tumultueuse percuta ses rétines. La voix de celui qu'elle aimait atteignit ses oreilles. « Pardonne-moi. » Son intonation s'affaiblit enfin et ses genoux touchèrent le sol. Ses tendons cédèrent sous son poids en un craquement sourd.

Son destin s'achevait en ce lieu, elle ne cherchait plus à résister. Son cœur pulsait en decrescendo, il ne savait plus comment fonctionner sans être alimenté. Il avait tant éprouvé, tant souffert, tant aimé. Il était temps qu'il se repose, que son âme se libère de ce corps avarié, la lutte se terminait ici. Un dernier sourire s'étira sur son visage, ses dernières paroles s'envolèrent dans le vent, puis son existence s'éteignit.

Le soleil se levait.

Je ne voulais pas te blesser, j'espère que tu le sais,
Même si ce ne sont que des promesses vides et des rêves d'amour anéantis.

Je me demande parfois ce qui se trouve au-delà.
J'ai essayé tant de fois de me faire pardonner...
Quelqu'un peut-il me dire ce que je dois faire ?

Je ne pouvais ni vivre avec toi, ni vivre sans toi.

Pardonne-moi mon amour, pardonne-moi de t'avoir tué. Jusqu'à ce que le ciel s'effondre et que les continents plongent, tu feras partie de moi.

Je suis désolée. Désolée de t'avoir aimée.

Le prix de ton âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant