Chapitre un

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Le sang gouttait sur le carrelage, s'écoulait en ridules pourpres entre les rainures des pavés. La flaque s'élargissait à vue d'œil, sombre et opaque, du pétrole en contact avec la blancheur immaculée des dalles. La Mort planait au-dessus de l'église, sa lame penchée sur leurs visages blêmes. Son long vêtement noir se balançait au gré de l'alizé, un large sourire s'étirait sur sa face craquelée, patiemment la Faucheuse attendait son heure.

Edenn se consumait de l'intérieur. Elle voyait le monde à l'horizontal, la joue appuyée sur le sol froid, immobile. Elle voulait bouger, actionner les muscles de ses bras afin de se relever mais ses téguments refusaient de se mouvoir. Piégée à l'intérieur de son corps, la jeune femme sentait son cœur tambouriner dans sa cage thoracique, menaçant d'en jaillir à tout instant. Un feu acide dévorait ses entrailles, chaque inspiration envoyait une décharge électrique aux quatre coins de son organisme tandis que ses yeux fixaient un point unique.

Un visage à l'agonie, taillé dans l'albâtre. Son fluide vital créait une fine pellicule écarlate et l'odeur métallique envahissait ses narines. Un goût aigre à donner la nausée se répandait dans l'air et plus la nappe d'hémoglobine grandissait plus la figure de l'autre pâlissait. Edenn aurait voulu ramper jusqu'à lui, éponger tant bien que mal le plasma amarante, l'accompagner de l'autre côté. L'impuissance la clouait là, bras tendu en un appel silencieux sans qu'elle ne puisse articuler une seule syllabe.

Elle n'éprouvait plus rien hormis un courant froid remontant dans ses membres inférieurs jusqu'à son buste. Son organe vital peinait à se contracter dans sa prison de chair tandis que l'oxygène s'échappait par intermittence de sa bouche. Ses pensées se dissipaient pendant que son regard restait accroché sur ce faciès aussi blanc que la lune, ses rétines imprimaient le moindre détail de cette perfection inadaptée, traits anguleux et iris onyx.

Des points lumineux apparurent devant ses prunelles, des centaines de petits feux follets s'amusaient à flouter son environnement. Elle tenta de fléchir la jambe droite, en vain. Son corps s'apparentait de plus en plus à du bois du mort. La femme étouffait dans cette position, terriblement fragile et exposée. Ce sentiment grimpait, accablant et terrifiant : si la peur avait un visage, il ressemblerait sans doute à ça. C'était pire que tout, pire que de se faire arracher les membres, pire que de s'asphyxier, pire que de se noyer. Être là, otage de sa propre dépouille, n'est-ce pas la punition ultime ?

A quelques mètres d'elle, l'autre poursuivait sa lente descente vers l'au-delà. Son thorax se soulevait encore mais les battements s'espaçaient davantage de minute en minute, ses yeux se perdaient déjà dans le vide et sa bouche entrouverte remuait en un murmure inaudible. Edenn crut entendre quelque chose, premier son au milieu du trou noir de sa conscience, alors qu'une salve enflammée jaillit de son épaule, de part et d'autre de son articulation.

Ses globes oculaires cherchèrent à s'accrocher à quelque chose mais tout recommençait à danser autour d'elle, des fourmillements grouillaient dans ses pieds et ses paumes. Une main glacée serra soudain sa gorge et une paire d'orbes écarlates se braquèrent sur elle. Dans ces iris exaltés, Edenn perçut une haine palpable, presque tangible. Des ongles s'enfoncèrent dans la chair tendre de sa poitrine, brisant ses côtes comme s'il s'agissait de simples brindilles.

Alors que le monde s'éteignait et qu'elle s'abandonnait à l'inconscience, une voix transperça le néant.

« Je t'aime... »


Edenn se redressa dans son lit, la respiration sifflante. Les draps volèrent sur le parquet dans un bruit sourd et l'oreiller s'écrasa avec un son mat à quelques mètres d'elle. Son cœur malmenait son médiastin tant ses battements devenaient désordonnés. La sueur coulait le long de son front et de ses tempes, ses mains moites serraient sa chemise de nuit en tremblant, haletante. Elle jeta une œillade hagarde vers l'extérieur, encore fébrile et piégée par le cauchemar qui l'avait happée toute entière.

Le prix de ton âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant