Chapitre III

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Étant des elfes, nous n'avions pas besoin de beaucoup de sommeil. La plupart du temps, nous utilisions nos nuits pour remettre l'auberge de la Lune en état. Bien sûr, dès qu'un pensionnaire bougeait, nous nous cachions, entretenant la rumeur que cet établissement était habité par des fées. Bon, je dois avouer que nous en rajoutions pour accentuer la féerie de l'auberge.

Si bien que nous chantonnions à voix basses en gloussant, laissions apparaître un œil bleu ou un bout de robe blanche pour le visiteur qui descendait, intrigué. Une fois, Earine avait même fait tomber de la farine, si bien que le pauvre bougre avait vu une jeune fée brune faire tomber de la neige à l'intérieur de la maison.

Le lendemain, nous avions frôlé la mort par crise de rire lorsque l'homme avait raconté avoir vu une fée lui ayant accordé trois vœux. Nessimelle en avait rajouté en lui demandant avidement à quoi ressemblait cette princesse magique avant de décréter qu'il avait été témoin de l'apparition divine d'une enfant des Valars. Je me demandais d'où cela lui était sorti, puisqu'aucun Vala n'avait d'enfant, comme je le lui avais enseigné. Mais l'homme y avait cru dur comme du bois.

J'avais toujours préféré la nuit au jour, pour le calme et l'obscurité propice aux rêves éphémères. Pour les étoiles et la lune également, bien sûr. Comme tout les elfes, je ne me lassais pas d'observer l'étoile d'Earendil. Earine préférait le soleil et Nessi, ses arbres chéris.

Toujours est-il que cette nuit-là était celle de la liberté, celle pendant laquelle mes sœurs et moi sortions en cachette. J'avais passé mon pantalon et mes bottes souples, ainsi que ma cape. Mes cheveux étaient enfin attachés, dévoilant mes oreilles pointues. Plongée dans ma contemplation, j'effleurai des doigts le bout pointu de mes oreilles. C'était la seule chose qui me rappelait mes origines.

Un grattement à ma porte me fit baisser la main.

- Entre, soufflai-je.

Nessimelle se glissa en catimini dans ma chambre, vêtue elle aussi à la garçonne. Ses yeux brillaient.

- Tu n'as rien oublié ? Me demande-t-elle dans un chuchotement imperceptible pour des oreilles humaines.

- Non, répondis-je sur le même ton. Et toi ?

Question idiote, il n'y a pas plus organisé qu'elle sur cette terre. Elle devait être prête depuis déjà trois mois.

- Non, souffla-t-elle. On va chercher Earine ?

- Naturellement.

Aussitôt, nous nous glissâmes dans le couloir qui desservait toutes les chambres des "maîtres de maison" Celle d'Earine était juste à côté de celle de Nessi, si bien que ma cadette et moi l'encadrions. C'était toujours ainsi que nous procédions, moi et Earine sécurisant notre benjamine.

Nous glissâmes dans le couloir plongé dans la pénombre. Nous y voyions comme en plein jour, étant nyctalopes. Vive les elfes ! Cependant, je pouvais compter sur la maladresse de ma sœur, qui failli bien perdre l'équilibre et s'écrouler. Je la rattrapai à temps et lui lançai un regard d'avertissement, auquel elle répondit par une grimace. Nous n'avions pas encore atteint la chambre de notre sœur qu'une voix d'outre-tombe surgissait de nulle part.

- Mes sœurs, mes sœurs, les Valars sont contre nous.

Je sursautai, Nessi s'agrippa à ma manche. Un rire caverneux retentit, avant qu'Earine ne surgisse de sa cachette en riant.

- Tu es folle, sifflai-je. Tu veux nous faire repérer ou quoi ?

- Rooh, ça va, râla ma sœur. Et puis vous auriez vu vos têtes !

- Ce n'est pas drôle, protesta Nessimelle.

- Allez, ça suffit, on perd du temps. On y va, intervins-je.

Earine sourit, Nessimelle frissonna d'excitation. Je dois dire que moi aussi je me sentais fébrile. L'air m'appelait. Nous nous dirigeâmes à pas de loup vers ma chambre, où nous nous y arrêtâmes

- Capuchon, soufflai-je.

D'un même mouvement, nous rabattîmes nos capes sur nos visages, ne laissant ainsi apparaître que le bas de nos visages, éléments trop imprécis pour deviner nos identités. Je m'élançai la première, me glissant vers la fenêtre que j'ouvris en silence. Et je me jetai dehors.

Ma fenêtre se situait au premier étage, côté levant. J'agrippai la gouttière pour me propulser sur le toit de la maison. Mes sœurs me suivirent à leur tour, telles deux chats bondissant avec souplesse et agilité. La lune était pleine ce soir-là, ajoutant un peu plus de féerie à ce moment.

L'instant d'après, nous bondissions de toits en toits sans le moindre bruit -et nous n'y pouvions rien. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, nous étions hors du village, des bulles de rire menaçant de s'échapper de nos lèvres. Nessimelle écarta les bras, liberté. Mes sœurs et moi nous approchâmes prudemment des arbres de la forêt. Nous n'avions pas le droit d'y pénétrer, comme tous le monde. Autant dire que nous avions transgressé cette règle dès que Nessi avait su marcher, c'est-à-dire à peine un an après notre arrivée.

Nous nous arrêtâmes face aux arbres plongés dans l'obscurité. Cette forêt nous inspirerait toujours le même respect. La seconde qui suivit, nous nous élancions entre les branches, grimpant le plus haut possible. Je souffrais du vertige, aussi évitai-je en regarder en bas. On aurait dit trois chats escaladant les branches d'un arbre.

Earine arriva la première, bien vite suivie de Nessi, puis de moi. De là où nous étions, nous pouvions admirer une grande étendue des arbres de la Forêt de Grand'Peur, baignées dans la lumière argentée de la pleine lune.

Earine écarta brusquement les bras, manquant d'éborgner Nessi, et inspira à fond l'air frais. Notre benjamine sourit de toutes ses dents, le regard tourné vers le ciel, et je tendis la main pour replacer une mèche de cheveux derrière son oreille. Comme c'était beau... Pour un peu, je me serai presque dit que nous pouvions courir sur l'étendue de branches entrelacées devant nous. Mais c'était impossible, nous étions trop lourde... N'est-ce pas ?

Après tout, je n'en savais rien. J'étais déjà très jeune lorsque nous avions dû quitter nos parents, alors ils n'avaient pas pu m'apprendre grand-chose. Earine tournoya, ravie, les yeux clos, et moi, j'admirai le ciel étoilé.

Et malgré moi, je me demandais : combien de temps encore ?

Publié le 27 mars 2019

Trois paires d'yeux... BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant