Chapitre XX

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Chère Nana...

Je m'interrompis, relevai la tête avec un soupir. Je ne savais pas par où commencer. Étrange, je n'avais jamais eu ce problème pour écrire les dizaines de lettres cachées sous mon lit à l'auberge.

Assise sur une pierre couverte de mousse au milieu d'une rivière, je tentais de m'apaiser. J'avais du temps avant d'arriver jusqu'à l'orée de la forêt, et en même temps si peu.

Dans quelques centaines d'années, cette rivière aurait changé pour de bon. Qui sait, peut-être n'existerait-elle même plus ? Les arbres et les broussailles l'auraient asséchée, des buissons auraient poussés à la place.

Je régulai ma respiration.

Chère Nana,

En somme, ma vie n'a rien eu d'un compte de fée, je la définirais comme une souffrance continue. Une magnifique souffrance, parsemée de beautés simples et brillantes.

Je n'ai jamais été heureuse.

Mon esprit a toujours été instable pour une elfe, tu l'as toujours su et as été la seule à le voir. Le croire. Je ne me définirais pas comme unique, mais comme différente. Rares sont les elfes qui se haient pour ce qu'ils sont, pas ce qu'ils sont devenus. Les gens dégoutés par leurs actions et leurs erreurs sont nombreux, ceux qui sont dégoutés par eux-mêmes depuis leur naissance le sont beaucoup moins.

Je ne sais pas si tu m'aimais. Tu ne me l'as jamais dit. Je sais que tu as toujours aimé Nessimelle plus que tout au monde, tu avais un faible pour elle. Earine a le même caractère qu'Ada. J'ignore si vous m'aimez pour moi, pour ce que je suis et pas ce que je représente pour vous, mais cela m'est égal. Je n'ai pas besoin de votre amour. Je n'en ai jamais eu besoin.

Pas plus que j'ai besoin de l'amour de qui que ce soit. La souffrance m'a rendue plus forte, je ne suis pas dépendante de qui que ce soit. Et j'ose espérer que mes sœurs ne sont pas dépendantes de moi.

Une larme roula sur ma joue.

S'il y a bien une chose pour laquelle je dois vous remercier, c'est pour m'avoir donné mes deux sœurs. Elles sont si belles, si intelligentes, si courageuses, si fortes, si... Merveilleuses. Elles sont mes merveilles et toute ma vie. Je continuerais de vivre à travers elles.

J'espère qu'elles ne seront pas trop bouleversées lorsqu'elles apprendront la nouvelle de ma mort. Que la colère qu'elles nourrissent à mon égard depuis hier atténurra leur douleur. Cest ce que j'avais prévu. Ça fait mal, Nana, mais c'est pour leur bien.

Notre bien à nous, je ne sais pas s'il vous importait. Un peu tout de même. Mais je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi vous nous avez donnés ces dons. Ils nous sauveront comme nous tuerons.

Je vais mourir, Nana. Entendre ses mots de la bouche (ou plutôt de la plume) de ta fille doit être douloureux, je pense.

Sais-tu ? J'ai toujours rêvé d'être mère. De dire à un ou une mini-moi qu'ils ne pourraient jamais imaginer à quel point je l'aimais. De l'aimer si fort et si puissamment que cela m'aurait rendue plus forte et plus courageuse. Mais l'occasion ne s'est jamais présentée. Et puis de toutes manières, je ne m'en serais pas sortie.

Je laissai échapper un rire.

Personne ne m'a jamais aimée, tu sais. Pas vraiment. Je n'ai jamais aimé non plus. Cela m'est défendu. Je mourrais sans avoir eu droit à mon premier baiser et sans jamais, jamais avoir entendu quelqu'un me dire "Je t'aime". Pas très joyeux.

Voilà à quoi se résume ma vie. Des nuits à trop réfléchir à tout et n'importe quoi, des journées à élever mes sœurs, une existence vécue dans la douleur constante. Et des tas de papiers couverts de centaines d'histoires et de personnages incroyables qui ne sont et ne seront jamais moi. Une lettre griffonnée à la hâte.

J'avais vraiment cru que c'était ce pourquoi je vivais, tu sais. Écrire. Mais ça n'a jamais intéressé personne, à part Nessimelle et, vaguement, Earine. Je ne lui en veux pas.

Je veux que tu saches, Nana, que je n'ai pas peur. Quand j'avais environ soixante-dix ans, c'était la seule chose à laquelle je pouvais penser. Que cette vie ne valait pas la peine d'être vécue, puisque je ne m'y sentais pas bien. Je ne me serais pas donnée la mort, j'avais mes sœurs dont je devais m'occuper, mais je me disais parfois qu'une telle existence ne valait pas la peine que je me batte pour elle. Et ces pensées ne m'ont jamais quittées.

Mais je n'ai pas peur. Je ne serais pas seule. Calie sera avec moi.

J'espère te revoir en Valinor. J'espère y retrouver mes sœurs dans des milliers d'années.

Je t'aime Nana.

Laurelin.

Point final. D'un geste las, je relâchai mes muscles de ma main. Le bout de charbon taillé roula de ma paume et tomba dans l'eau avec un léger bruit.

Je levai les yeux vers la cime des arbres, les joues baignées de larmes. Le soleil perçait à travers les branches, le vent faisait bruisser les feuilles, un ou deux oiseaux lançaient des trilles dans les arbres.

J'ouvris la bouche, tentai de produire un son. Il me fallut plusieurs tentatives avant de parvenir à produire un filet de voix.

- Au nom de mon cœur,

Je marcherais,

Pour ceux qui m'ont précédée,

Je marcherais.

Au nom de mon cœur,

Je marcherais,

Pour l'espoir du monde,

Je me lèverais...

Un coup de vent fit s'envoler ma feuille de parchemin. Elle parcourut quelques mètres puis se posa paisiblement sur l'eau de la rivière. L'eau s'imprégna dans les fibres du papier, les mots de charbon bavèrent. La feuille s'enfonça dans le ruisseau et à l'eau se mêla les mots qui résumaient ma courte vie.

Trois paires d'yeux... BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant