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la journée est passée lentement. mon père a continué d'enfoncer tous ceux qu'il voyait et de prouver qu'il était le plus fort. son torse bombé, son allure de vainqueur, son ton méprisant et son sourire mesquin : tous se sont inclinés devant celui qui incarnait la réussite du 21ème siècle.

assis en bout de table, occupé à prendre en notes des budgets pharamineux et des pourcentages auxquels je ne comprenais rien, je me suis parfois laissé distraire par la vue. les salles de réunion étaient toutes les mêmes ici, mais celle-ci était de loin ma préférée. située deux étages en dessous du bureau de mon père, la vue donnait directement sur la rivière Han, qui semblait me tendre les bras à chaque fois que je l'admirais. on était presque au-dessus d'elle et il me paraissait si facile de plonger dedans, de m'échapper de cette prison faite de chantages et de mensonges. aujourd'hui, le ciel était voilé mais quand la chance me souriait, les nuages se dispersaient et laissaient filer un rayon de soleil qui illuminait la surface de l'eau. elle scintillait comme un bijou précieux, comme une étoile, comme un soleil. elle brillait comme moi j'aurais aimé briller. si je n'avais pas été captif de ces chaînes de chiffres, aurais-je pu briller comme elle, par moi-même ? aurais-je su donner envie aux autres de se donner pleinement à moi ? aurais-je su trouver les mots, les gestes, les regards pour attirer les foules ? sûrement pas. après tout, je n'étais peut-être bon qu'à rester silencieux, en bout de table, à recopier bêtement les budgets et les chantages, les pourcentages et les mensonges. mais au fond, la question était toujours là, dans un coin de ma tête.

j'aimais croire à l'irrationnel, au destin et au hasard. mon père ne jurait que par les règlements, les sciences et les chiffres précis. moi, je rêvais d'une bonne étoile qui saurait un jour me donner la force et le courage de tout balancer par terre, de renverser cette table en verre beaucoup trop longue et tous ces gens beaucoup trop carnassiers. j'aimais croire que je pouvais la rencontrer ici ou là, dans une minute ou dans dix ans. malgré la poigne de mon père sur mon épaule et sur ma vie, je restais un optimiste, un rêveur, un aventurier du hasard. malgré ma vie trop solitaire, mon espoir persistait : quelque part sur cette planète, quelqu'un était fait pour moi. quelqu'un qui saurait compléter le manque que j'avais en moi. quelqu'un saurait me sortir d'ici.

la journée est passée lentement mais enfin, le soleil commençait à descendre de son trône. mon père était parti depuis quelques minutes, peut-être plus. planté devant la baie vitrée, les jambes droites et fortes, les mains mêlées dans mon dos, j'observais le ciel se teinter d'orange et de rouge. en bas, les enseignes lumineuses s'illuminaient et les premiers lampadaires s'allumaient en clignotant. j'admirais notre plus belle étoile plonger dans la rivière pour laisser briller ses milliards de filles. sous mes pieds, le monde bougeait, le monde vivait, le monde fourmillait de nouvelles aventures et d'expériences déjà vues mille fois. mais je ne faisais pas partie de ce monde. j'étais censé l'améliorer mais je n'en faisais même pas partie. j'étais contraint de rester enfermé ici, à faire les cent pas comme une bête en cage.

et là, en observant la vie et les petits miracles qu'elle permettait, j'ai eu cette pulsion irrésistible de sortir, d'aller voir, d'aller sentir, d'aller toucher, d'aller entendre, d'aller goûter. j'ai éprouvé le besoin de casser ce monstre de verre et de fer dans lequel j'étais piégé, de brûler ces foutus dossiers que j'étais obligé de lire et relire, de bousculer cette vie que je n'avais pas choisie.

c'est ce que j'ai fait. j'ai fait volte-face et je suis sorti du bureau en laissant la porte ouverte. j'ai pris les escaliers que j'ai dévalé sans me préoccuper de mon image ou de ma prestance. j'avais juste besoin de me créer un semblant de vie, de brise dans mes cheveux, de sueur dans mon dos, de crampe dans mes mollets. la journée, même dans les situations les plus pressantes, il m'était interdit de courir, de hurler, de me laisser éclater. l'air me manquait, mes poumons criaient garde, ma gorge me demandait grâce mais je n'en avais que faire. moi, mon corps, mon esprit, mon âme : nous ne formions qu'un et c'était cette unité, ce tout que je voulais emmener jusqu'au bout du monde. mes pensées s'étaient déjà échappées de cette bulle, c'était maintenant à nous, à moi de les rattraper.

j'ai atteint le rez-de-chaussée à bout de souffle. j'ai éclaté de rire en ignorant les regards défavorables de l'agent de propreté. si lui était prisonnier de sa serpillère, c'était son problème. moi, j'étais en train de me libérer de la place que l'on m'avait toujours attribuée. j'allais trouver celle qui me correspondait vraiment, celle qui m'attendait quelque part dans le vaste monde. j'allais réinventer ma vie et rien ni personne ne pourrait m'arrêter.

moi, ma respiration sifflante, mes cheveux en bataille, ma chemise froissée et mon visage en sueur, nous nous sommes dirigés vers la porte d'entrée. j'ai traversé le hall et, pour la première fois de ma vie, j'ai fièrement bombé le torse. parce que je savais que je pouvais être fier, parce que je savais que j'avais le droit et le mérite de lever le menton. j'allais me battre contre les règles et les codes et j'allais écarter les barreaux de ma prison dorée. j'ai enlevé ma veste de costume et l'ai jetée derrière moi. j'ai retroussé les manches de ma chemise blanche et j'ai fait glisser mes doigts dans les mèches de mes cheveux noir de jais. enfin, j'ai poussé la porte d'entrée de la tour.

j'étais dehors, libre et libéré. comme contrôlés par mon instinct, mes pas m'ont guidé à travers le centre-ville. un vent doux courrait dans les feuillages des quelques arbres et me faisait frissonner. c'est fou comme prendre des décisions par soi-même pouvait tout changer. c'était comme si je redécouvrais le monde, la sensation du vent et le flot de conversation de la foule. je suis passé devant une vitrine et mon reflet a attiré mon regard. mes cheveux étaient tout ébouriffés, ma chemise froissée et je portais le plus grand sourire que je n'avais jamais eu. ça faisait longtemps que je ne m'étais pas senti aussi heureux. je me sentais soûl, soûl de bonheur. c'est un drôle de sentiment, le bonheur. mais qu'est-ce qu'il est beau, qu'est-ce qu'il est bon.

j'ai continué de marcher, de voguer sur les trottoirs encore bondés malgré la nuit qui s'installait, de naviguer entre les enseignes tapes-à-l'œil et les bars restaurants d'où se dégageaient des bonnes odeurs. mais c'est devant ce bar que mes pas m'ont mené. un bar à l'entrée assez discrète, dans une petite ruelle un peu lugubre et moins éclairée que les autres. une guitare en néon brillait au-dessus de la porte en métal gris et une poubelle était renversée un peu plus loin. et j'ai pensé que quitte à casser les codes, autant tous les balancer. si je voulais vivre des aventures dignes de ce nom, alors il fallait que j'explore les lieux qui me paraissaient étranges, bizarres, repoussants.

j'ai posé mes deux paumes sur le fer glacial et j'ai poussé la porte.

il faisait beaucoup plus chaud à l'intérieur. la fumée de cigarette et les vapeurs d'alcool me sont tout de suite montées à la tête. j'ai toussé, un peu, et j'ai songé quelques fractions de secondes à discrètement ressortir. pourquoi discrètement, je n'en avais pas la moindre idée, mais ressortir, il n'en était pas question. je me suis avancé, hésitant, avant de regarder autour de moi. sur ma droite, il y avait un long comptoir en bois brun. le barman, un homme d'une cinquantaine d'années au dos courbé, était éclairé par les néons blancs qui couvraient ses étagères à boissons. il était penché sur le nettoyage d'un verre. accoudés au bar, quelques hommes muets et au regard vide, portant parfois leur verre à leurs lèvres. devant moi, une salle habillée de tables, toutes rondes. quelques-unes étaient occupées, par deux ou trois personnes. des spots fixés au plafond diffusait une lumière sombre, les plongeant dans une ombre assez intime. un léger bruit de conversation fourmillait. mais le son qui dominait n'était pas leurs discussions. c'était cet air de guitare. au fond de la salle, il y avait une scène. petite, en bois et d'allure plutôt bancale, elle ressemblait surtout à une estrade de kermesse. mais le garçon qu'il y avait assis dessus la rendait magique, imposante, gigantesque.

sous la lumière foncée, ses cheveux aussi noirs que les miens paraissaient bleus, bleu corbeau, bleu envoûtant et sa peau, aussi blanche qu'une perle. assis en tailleur à même le bois, ses bras nus câlinant le manche de sa guitare, il grattait du bout des doigts la mélodie d'une chanson que je connaissais sur le bout des miens. puisque que c'était la chanson qui m'avait offert ma passion.

le chant.

ー le blues du businessmanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant