Chapitre 15

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1880, Cambodge, Phnom Penh

Démettra et Andreas passaient la majorité de leur temps à regretter la Irène au ton froid, voire frigorifiant, mais qui dissimulait en réalité une véritable affection pour eux. Au fil des années, elle s'était liée d'une amitié particulière avec ces deux vieux enfants qui se chamaillaient de l'aube au crépuscule et se mettaient des bâtons dans les roues du crépuscule à l'aube. Elle les considérait autrefois semblablement à une nièce et un neveu, des personnes essentielles dans sa vie et qui l'éblouissaient.

Seulement, tout s'était altéré depuis son retour des griffes de Mélissandre. Elle se taisait sur tous les détails, cachant l'intégralité de ses mésaventures, elle regardait toujours en arrière, changeait de position géographie chaque semaine, ou deux fois par semaines parfois, elle devenait complètement paranoïaque et donnait une correction aux hommes qui osaient l'approcher. Avec eux, elle se comportait froidement et ne discutait plus en leur compagnie. Une coquille vide et close.

- Que crois-tu qu'elle ait vécu là-bas pour se renfermer autant maintenant ? Son corps physique nous est revenu un siècle auparavant, mais son esprit demeure auprès de ces monstres. Elle s'affaiblit, ne dort plus, ne mange plus correctement, et elle hausse des fois la voix seule dans sa chambre. J'ignore même ce qu'elle raconte, et surtout a qui s'adresse-t-elle.

Dès que les deux blonds avaient un moment en tête à tête, dans des auberges souvent, Démettra posait cette même question. Qu'avait-elle vécu là-bas ? Andreas lui répondait toujours une présupposition dite au hasard, il en inventait une en  la croyant vraie ; mais, vraisemblablement, il n'en avait aucune idée.

- L'Enfer, présuma-t-il ce soir, ne doutant pas une seconde de la véracité de cette réponse. Et elle est toujours plongée dedans. En fait, elle s'est retrouvée en Enfer à l'instant même où sa mère a décidé de détruire le monde.

L'humaine n'était pas née lors de l'Insurrection, elle naquit bien plus tard, et apprit l'existence d'un Monde Obscur des années après, quand elle s'était arrêtée de vieillir à vingt ans. Éternellement belle, éternellement jeune, comme Andreas et Irène, et pourtant tous si brisés. Ils possédaient le don le plus précieux - la vie - et ils préféraient de temps à autre de ne plus la supporter. Ils toléraient leur existence pour le bien général, mais souhaitaient secrètement en finir. Irène, du moins, ne s'en cachait pas. Le blond aussi criait haut et fort qu'il refusait d'une vie de ténèbre pour toujours, si la Trinité venait à vaincre. Il se laisserait mourir de désespoir, et elle le suivrait certainement.

- Andreas..., l'interpella-t-elle, déposant sa pinte pour se tourner dans sa direction. Il haussa un sourcil et l'invita à parler. Je me suis rendue compte ces derniers jours que vous, Irène et toi, constituaient mon unique famille et que je ne traverserais pas une minute de ma vie en vous sachant morts. C'est pourquoi je me dois d'être totalement honnête avec vous. Puis-je me confesser ?

- Certes, oui, hésita l'Ambassadeur, ne voyant pas du tout où elle en viendrait. Fais !

- Soit ! Dans ce cas, permets-moi de m'exprimer franchement. Petit un ! Je me pense névrosée, je perds l'esprit et je redoute une des maladies évoquées par ces nouveaux docteurs en psychanalyse, ou je-ne-sais-quoi. J'ai toujours été différente, ne trouves-tu pas ? Par exemple, je ne possède aucune bonne manière, je hais les bals, les réceptions, les mondanités et, preuve ultime, je préfère te fréquenter, toi, que des gentilshommes ! Petit deux ! Je suspecte Irène de protéger un neveu fantôme. Petit trois ! Je t'aime ! Petit...!

Andreas se stupéfia du deuxième point et tiqua sur le troisième. Remarquant qu'elle ne cesserait de déblatérer ces idioties aussi facilement et désireux de réclamer une explication, le blond se redressa et accapara brusquement son visage entre ses deux mains, puis fit rencontrer leurs lèvres dans un mouvement dénué de toute grâce ou courtoisie. Aussitôt, il se détacha, mais la maintint proche de lui, à quelques centimètres, embarrassant la jeune jouvencelle.

- Tout d'abord, nulle maladie n'entrave ta mentalité libérée de toutes les oppressions de ton rang social. Ton charme consiste justement à surpasser les mondanités et à n'en faire qu'à ta tête, farfelue et excentrique. De plus, tu ne m'aimes pas. J'ai appris à te connaitre, Démettra, et tu es bien trop têtue pour avouer m'aimer. En revanche, je devine aisément ton inclination charnelle pour ce corps de dieu sur lequel tu poses quotidiennement des yeux brillants de malice... En outre, j'apprécierais que tu expliques ce sursaut à propos d'un neveu. Veux-tu ?

- Ne t'inquiète pas de ma soi-disant inclination. Ce baiser me prouve facilement que rien ne se produira jamais entre nous ! grinça-t-elle, amèrement, lui tirant une grimace de lassitude.

Souriante sur la première partie de sa tirade, elle se rembrunit avec la question. Elle se décala promptement et se rassit correctement sur son siège. L'aubergiste les scrutait et, quand elle s'en aperçut, elle écarquilla les yeux, tandis que l'homme s'empressa de dériver son regard. Andreas comprit la situation et un rictus apparut au coin de ses lèvres. Les étrangers pouvaient effectivement se m'éprendre au sujet de leur relation. Elle racla la gorge et baissa d'un ton, au cas où si des mortelles auraient une oreille un peu trop tendue, tel que cet aubergiste indiscret.

- Quelques mois avant qu'Irène ne se fasse enlever, et que...sa sœur ne soit décédée, elle avait reçu une lettre de celle-ci. Je me souviens m'être étonnée, puisque nous fuyions et que Jessy Horline n'était pas supposé savoir où nous nous trouvions. Probablement, un arrangement entre elles... Toutefois, le plus ahurissant dans tout ceci, c'est ce que j'y ai découvert. Irène m'a quémandée de lire la lettre, car elle s'occupait déjà à diverses autres taches. Je me suis évidemment exécutée et en lisant, j'ai prononcé clairement à voix claire et nette des mots qui m'ont secoués. Nous aurons bientôt un enfant. Enfin. Après cela, elle m'a littéralement arrachée le papier des mains et m'a intimée de sortir. Je lui ai juré de ne l'évoquer à personne, ce qui signifiait pas à toi, puisque je ne converse avec quiconque. Mais j'ai énormément réfléchi et en suis venue à une conclusion. Cette lettre datait de neuf ou dix mois environs. J-je... Il se pourrait qu'Irène soit la tante d'un vampire âgé désormais de cent ans. Perdu quelque part.

L'Insurrection [En correction !!]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant