Daemoniaci. La geste d'Arthur Montnoir, livre 2

12. L'autre monde

‌ 11 ans plus tôt

Arthur avait pris l'habitude de retrouver Loreline presque tous les jours. Ils se donnaient rendez-vous dans la cachette que cette dernière avait fini par accepter de partager. La grande fille vivait au centre depuis longtemps et connaissait toutes sortes d'informations qu'elle daignait parfois partager avec Arthur.

— Tu n'es pas trop bête pour un petit, lui déclara-t-elle un jour. Mais tu ne pourras jamais remplacer Hector.

Loreline mentionnait souvent ce fameux Hector qui avait découvert avec elle la cachette.

Arthur en était un peu jaloux. Il ne voulait pas que Loreline ait un autre ami que lui. Qu'est-ce que ce garçon pouvait avoir de plus que lui ?

— Pourquoi Hector ne vient-il jamais ? demanda un jour le petit garçon, de mauvaise humeur.

Loreline prit un air grave.

— Il a atteint l'âge et a été emmené.

Arthur ne comprenait plus rien.

— Quel âge ?

Loreline baissa la voix.

— L'âge où nous devenons dangereux.

— Dangereux?

— Les réels pouvoirs d'un daemoniacus se développent à la puberté.

Arthur ne savait pas ce qu'était la puberté. Mais cela ne lui disait rien qui vaille.

— Comment le sais-tu ? demanda-t-il prudemment.

— C'est évident, non ? As-tu déjà vu ici un daemoniacus âgé ?

Le garçon réfléchit. A part les gardes, il est vrai qu'il n'y avait pas d'enfant plus âgé que Loreline.

— Mais moi j'ai déjà des pouvoirs, assura-t-il en se rengorgeant. Je suis très fort avec le feu !

— Tu ne devrais pas en être fier, le réprimanda sèchement Loreline. Ces pouvoirs font de nous des êtres démoniaques.

— N'importe quoi ! Je suis très gentil, moi !

— Tu ne peux pas l'être. C'est dans notre nature.

Arthur n'était pas du tout d'accord, mais n'osa pas contredire davantage Loreline. Son amie se débrouillait toujours pour avoir le dernier mot.

— Qu'est-ce qui nous arrive alors, lorsque nous devenons grands ? voulut-il savoir à la place. Qu'est devenu Hector ?

— Personne ne le sait. Mais je pense qu'il a été tué.

Arthur poussa un petit cri.

— Il est mort ? bredouilla-t-il, effrayé.

Loreline serra les poings.

— Je le crois. Les humains normaux ne peuvent pas nous laisser vivre. Mais cela ne m'arrivera pas, assura-t-elle. Je m'évaderai avant.

Le visage d'Arthur se décomposa.

— Tu vas t'enfuir ?

Il ne voulait pas rester tout seul dans cet horrible endroit.

Loreline soupira.

— Tu es idiot ou quoi ? Si je reste ici je vais être tuée !

— Mais où vas-tu aller ?

Loreline prit un air mystérieux.

— Sais-tu garder un secret ?

Arthur hocha gravement la tête, même s'il n'avait en réalité jamais eu de secret à garder.

La petite fille baissa la voix.

— Je vais me transporter dans un autre monde. Un endroit où la magie existe et est acceptée.

Arthur ouvrit la bouche, stupéfait.

— Mais ça n'existe pas, les autres mondes !

— Bien sûr que si ! Tu sais bien que nos pouvoirs existent. Alors pourquoi ne pourrait-il pas y avoir un autre monde ?

Le petit garçon réfléchit. Ce raisonnement lui semblait avoir du sens.

— Y a-t-il des dragons, dans ce monde ? demanda Arthur, intéressé.

Le petit garçon avait toujours rêvé de croiser un jour un dragon.

Loreline hocha gravement la tête.

— Très certainement. Et il y a sans doute aussi des fées, des elfes et des chevaliers.

Arthur la regarda, les yeux brillants d'excitation.

— Moi aussi je veux aller dans ce monde ! s'enthousiasma-t-il. Et je veux rencontrer des elfes et des chevaliers !

La grande fille hocha la tête.

— Peut-être t'emmènerais-je avec moi. Si tu fais ce que je te dis.

Arthur hésita.

— Mon papa et ma maman viendront aussi ?

— Non. Tu dois arrêter de penser à eux. Tu sais bien qu'ils t'ont abandonné.

Arthur resta silencieux un moment. Le petit garçon avait un peu envie de pleurer. Aller vivre avec des elfes valait-il la peine de ne plus jamais voir ses parents ? Oui, mais si ces derniers ne l'aimaient plus... Arthur ne pouvait tout à fait y croire. Mais Loreline le disait, et son amie savait tant de choses qu'il ignorait...

— Qui t'a parlé de ce monde? temporisa-t-il. Et comment s'y rend-on ?

Loreline parut troublée pour la première fois.

— Mon oncle, finit-elle par marmonner. Il était lui aussi un daemoniacus.

— Et comment connaît-il l'existence de ce monde ? insista Arthur.

— Il l'a visité lui-même un jour. En s'y rendant par erreur.

— Et il a vu un dragon ?

Loreline se renfrogna.

— Je ne sais pas. Il n'a pas voulu entrer dans les détails.

— Et comment s'y est-il retrouvé ?

La grande fille baissa la voix.

— C'est très difficile d'ouvrir une porte entre deux mondes. Il faut se l'imaginer parfaitement et faire un sacrifice. Prendre des vies humaines.

— Mais pourquoi ?

— Les daeminiaci agissent ainsi pour les sorts puissants.

— Et tu vas toi aussi tuer quelqu'un ?

Loreline haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? Les daeminiaci sont méchants, et donc je le suis moi-aussi.

— Mais non, tu es gentille, assura Arthur, troublé. Enfin, ça va.

Comment son amie pouvait-elle envisager si calmement de tuer quelqu'un ?

— De toutes façons, je prendrai la vie de quelqu'un qui le mérite, précisa la grande fille. Un des gardiens, par exemple.

— Oh, d'accord.

Certains gardiens n'étaient pas gentils avec les enfants. Peut-être méritaient-ils effectivement de mourir. Cette idée était cependant toujours inconfortable pour Arthur. Il se dit cependant qu'il ne s'agissait que d'un projet lointain. Il n'avait pas besoin de s'en préoccuper pour le moment.
Il préféra à la place questionner plus longuement Loreline sur ce monde merveilleux.

Arthur et Loreline parlèrent longtemps de cet autre monde. C'était devenu leur principal sujet de conversation. Ils imaginaient ensemble les aventures épiques qu'ils vivraient avec les elfes et les dragons. Le petit garçon se l'imaginait à présent si bien qu'il avait parfois l'impression d'y être. Les murs gris du centre devenaient les remparts d'un incroyable château-fort. Les gardiens étaient des chevaliers et Loreline une princesse à sauver. Même les oiseaux qui survolaient la cour se métamorphosaient en féroces dragons.

Puis, un jour, Loreline cessa de se rendre à la cachette.