Chapitre 33 - Les larmes de la statue

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Cinq ans plus tôt...

La fumée se glissait doucement dans ses poumons. Voile de chaleur brumeux, légèrement amer. Caresse soyeuse qui vint subtilement envenimer son corps puis pourrir son esprit. La jeune fille expira. Filaments sombres. Nuées étranges. Elle les regarda s'envoler, s'échapper vers la teinte grisée des cieux. Son œil était vide, vitreux. L'éclat de sa pupille s'était éteint. Elle n'était plus qu'un sac de chair, avachi contre le rebord inconfortable d'un toit. Souffle de vent tiède, désagréable. Gadie porta de nouveau le cylindre à ses lèvres. Un autre cycle commençait.

L'odeur n'était pas forte, ou du moins elle ne l'était plus. L'adolescente ne le savait guère, voilà si longtemps maintenant qu'elle vivait avec. Ces relents âpres et profonds. Pollution de l'âme et de l'esprit. Elle s'y était lentement habituée. D'abord le nez plissé de dégoût, puis finalement la bouche ouverte et l'œil suppliant. Elle en voulait plus. Toujours plus.

Le ciel était sombre, obstrué de nuages grisâtres et épais. L'air pourtant restait chaud, humide et terriblement étouffant. Il flottait dans l'espace, en plus de ce parfum d'enfer, un soupçon de pourriture. Une odeur de gasoil, saupoudrée de relents d'excréments. La plaie béante d'un monde en putréfaction. Le dégoulinement putride d'une misère qui moisissait sur place, contaminant la moindre parcelle d'espoir sur son passage. Oui, c'était cette odeur-là. L'odeur du désespoir. Un monde sur le bord de l'agonie. Un monde enfumé par une économie noire et miséreuse. Un monde dans lequel s'était noyée une enfant.

Nouvelle expiration. Gadie ne pensait à rien. Ce monde, ces gens, cette réalité. Tout cela ne l'effleurait même plus. Elle les connaissait. Elle n'avait toujours connu que cela d'ailleurs. Un monde de souffrance et de colère. Un monde auquel plus personne ne prêtait attention. Plus même elle. Non, car elle avait trouvé sa porte de sortie. La clé d'un paradis cachée dans un paquet de feuilles roulées. Oui. Un paradis pour elle seule, creusé dans le coin torturé de son esprit. Un lieu secret et merveilleux où jamais personne ne viendra déranger les tourments de son bonheur. Personne.

Le battant de la porte vint brusquement claquer contre le mur de pierre, arrachant la pauvre perdue aux démons de sa folie. Elle sursauta, trébuchant de son mur pour se retrouver assise sur le sol, le cul planté dans les graviers et la poussière. Flopé d'insultes. Déversement de colère. La fillette releva la tête. Une ombre lui faisait face. La surplombait. L'engloutissait. Elle plissa les yeux.

-    Wow... grinça une voix. Tu sais qu'à un moment j'ai failli me demander où je pouvais te trouver ? Je me trouve particulièrement con maintenant que je te vois là, sachant qu'en fait t'es toujours là, cachée, avec ta merde, sur ton foutu toit...

Plainte douloureuse. Coup dans le dos. Gadie passa une main sur son visage. Ces mots lui faisaient mal à la tête. Elle se mordit les lèvres.

-    Ta gueule Marco... se plaignit-elle en agrippant une mèche de ses cheveux.

Le jeune homme laissa échapper une exclamation affligée. Mains sur les hanches, buste redressé, il contemplait sa sœur avec un sourire triste. Désabusé. Sa tête oscilla de gauche à droite. Il fit un pas.

-    Allez dis-moi pour voir, poursuivit-il sur le même ton provocateur, ça fait combien de temps que t'es là ? Deux heures ? Trois heures ? Quatre peut-être ? T'as dû t'en enfiler un bon petit paquet hein, vu la tronche de tes yeux. Magnifique, vraiment ! Tu veux que je t'en ramène un peu plus ? Non parce qu'au rythme où tu te les enfiles, je crains que tu sois à sec avant la fin de la journée !

Cette voix grinçante et dédaigneuse lui sifflait dans la tête. Un coup de marteau semblait s'abattre sur son crâne à chaque syllabe, au moindre mot prononcé. Gadie plissa les yeux, raffermissant un peu plus l'emprise de ses doigts dans ses cheveux. Elle voulait qu'il se taise. Elle ne voulait pas l'entendre. Pas le voir. Il polluait son monde. Pourquoi venait-il l'embêter ? Elle était si bien jusqu'à présent, si bien...

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