Chapitre 27

370 24 5
                                    

Gadie

Le bruit froid et sec des machines. La blancheur glaciale du sol. Le gémissement étouffé de la soufflerie. Trop de blanc, trop de bruit. Trop de tout. Pas assez de rien. Il n'y avait plus rien. Un vide. Une absence. Rien. Tout. Un déchirement au fond de ma poitrine. Un hurlement terrible dans ma gorge. Le goût de la mort sur mes lèvres. J'étais perdue. Je ne savais plus. Je ne savais plus rien.

Il était devant moi, le visage pâle, les yeux clos. Il était allongé, une couverture bleue remontée sur ses épaules, des tubes sortant de sa bouche et de son nez. Et ce bip. Continu. Terrible. On aurait pu croire à une statue. Figée dans ses draps. On aurait pu croire à un mort, enfui dans son ultime sommeil. Mais non. Il n'était pas une statue. Il n'était pas mort non plus. Simplement endormi. Endormi dans un sommeil incertain. Ce genre de sommeil dont personne ne se relève jamais vraiment. Ce genre de sommeil qui nous fait souffrir autant qu'il nous fait espérer. Ce genre de sommeil cruel qui s'insinuait en moi et me tordait mes boyaux.

Le coma. Voilà. C'était cela. C'était ce mot. Ce mot triste et froid. Ce mot qui m'avait fait trembler. Ce mot que j'avais détesté. Marco, mon frère, dans le coma. Entre la vie et la mort. Mon frère, allongé devant moi. Mon frère au sourire si doux. Mon frère au souffle étonnamment calme. Il n'était pas mort. Non. Simplement endormi. Il s'était accordé une pause. Un moment de répit. Il avait m'avait laissé seule ici, quelques instants, pour aller sonder le monde des morts. Pour voir si ce n'était pas mieux de l'autre côté. Avec lui. Avec les autres. Sans moi.

Les bras posés sur mes cuisses, le dos vouté par l'accablement et ma capuche sur la tête, je gardais mes yeux rivés sur le sol. Sur ce carrelage terriblement blanc. Je n'osais pas relever la tête. Je n'osais pas poser mon regard sur lui, contempler ce corps inerte, cerné de tubes. Je ne voulais pas voir son visage, si serein. Si calme. Dans des circonstances si tragiques. Comment pouvait-il rester impassible alors que j'étais hantée par la souffrance et les larmes ? Comment pouvait-il paraître si vivant alors que je l'avais cru mort ?

Il avait suffi de deux secondes, à peine. Deux secondes. Deux infimes secondes pour que mon regard se pose sur lui, sur son visage éteint et son corps couvert de sang. Lui, allongé dans un brancard. Lui, cerclé d'individus en blouses blanches. Deux secondes pour que cette image vienne percuter ma rétine et détruire mon âme. Deux secondes pour que je me mette à hurler.

Il était là, devant moi, à quelques mètres, et je ne pouvais l'atteindre. Il souffrait, il mourrait sous mes yeux, mais je ne pouvais venir l'aider. On ne me laissait pas approcher. On ne me laissait pas le toucher. Mon frère. Il s'en allait loin de moi, et on m'empêchait de venir taire ses démons et apaiser ses craintes.

Ce sang, ces cris. Ce visage mort. Tout revenait comme des flashs dans ma mémoire. Des images, des bruits. Tout était flou. Je croyais le voir mourir cent fois, hurler mille fois. C'était comme si le monde se détruisait, encore et encore. Cette même scène. La démolition de mon univers. Les débris de mon âme. Encore et toujours. Ressassés jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Remués au fond de moi, avec une lame. On venait touiller mes blessures, gratter mes failles, effriter mes cicatrices. Tout ce qui m'avait détruite. Tout ce que j'avais cru effacé. Tout était remonté. Comme des relents macabres. Une bille indigeste. Je le déversai. Dans mon esprit, dans mon corps. Mes larmes, chargées de chagrin et de remords, portaient le poids immense de ma culpabilité. Je revoyais mon frère. Je le revoyais rire. Je le revoyais mourir. Puis je le revoyais lui. Au milieu de toutes ces images de souffrance. Je revoyais son visage, sa carrure. J'entendais sa voix. Alors je m'effondrai, à nouveau, seule, devant ce corps endormi.

ApparencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant