Chapitre 20

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Chapitre 20:  Madame.

Kaylen, Kaylen, Kaylen... Je me répétais ce prénom dans ma tête encore et encore. Une semaine après le départ du général Valdh, je ne m'y étais toujours pas encore adaptée. Après quatorze années à être appelée Marlie, je ne comprenais qu'une fois sur deux qu'on s'adressait à moi lorsque quelqu'un appelait "Kaylen".

Je commençais cependant à m'habituer à mes compagnons de galère et je me familiarisais avec leurs prénoms. Célia, Thaïs, Conan et Jack étaient les plus simples à retenir puisque je les avais rencontrés avant les autres. Contrairement à ce que je croyais, Thaïs n'était pas une chef d'unité. Ils avaient tous les quatre le grade de colonel et s'étaient répartis des rôles pendant mon transport. Ils avaient été choisis pour cette mission pour leurs compétences, bien sûr, mais aussi pour leur quasi-absence de liens familiaux. Célia était fille unique et avait perdu ses parents quatre ans plus tôt, Thaïs était une orpheline qui n'avait jamais été adoptée, Conan avait un frère et son père -mais ils vivaient dans un pays voisin, donc l'absence de visites régulières de Conan ne les perturbait pas plus que ça. Pour Jack, je n'en savais rien. Il n'avait rien voulu me dire. Peut-être que quelque chose de terrible était arrivé à sa famille, ou peut-être pas. J'avais trois ans devant moi pour mener l'enquête. A part ces quatre-là, il y avait cinq autres personnes dans la base. Rodrigue l'infirmier, Sarah la cuisinière, Newton et Janette ; tous faisaient partie des services secrets. Une seule personne manquait à l'appel pour former notre "équipe" finale : Madame.

C'était elle qui devait m'entraîner à maîtriser ma capacité. Je n'avais aucune idée de son physique ni de sa personnalité. Personne dans la base ne voulait m'en parler car ils voulaient que j'aie la "surprise". En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'elle inspire le respect. Tous attendaient avec impatience son arrivée. Elle semblait être une légende vivante.

"- Tu sais, Kaylen, me disait Conan lors d'un repas, Madame n'a jamais accepté d'entraîner qui que ce soit avant toi. Je ne sais pas quel sort tu lui as jeté, mais il a été efficace.

- Je n'ai pas pu lui jeter de sort puisque je ne l'ai jamais vu !

- C'est de l'humour, Miss, de l'humour...

Conan s'était mis en tête de m'apprendre le second degré. Selon lui, j'étais une "amputée du rire". En même temps, je n'avais pas été aidée : quand on a vécu toute sa vie à la cour, on sait qu'on ne doit jamais laisser ses vrais sentiments transparaître. Il faut savoir rire sur commande et surtout, être au point sur les sujets de conversation du moment. Alors, autant dire que l'humour, "le vrai", je ne l'avais jamais expérimenté.

-Halalala, Kaylen, s'exclama Célia, tu vas avoir droit à toutes les blagues de mauvais goût de Conan maintenant. Bon courage..."

Notre isolement dans la base avait eu un avantage : on avait rapidement appris à se connaître et la gêne entre les soldats et moi s'effaçait de jour en jour. Pourtant, je ne pouvais pas leur parler de tout ce qui traversait mon esprit. Ils pourraient croire que je voulais retourner à Nariel. Et plus particulièrement dans ma ville, la capitale : Elivan. Il était vrai que, parfois, je souhaitais que tout redevienne comme avant. Sans souffrance, sans peur, sans doute. Car, oui, chaque nuit, je faisais des cauchemars. Je revivais différents moments de ces dernières semaines. La trahison de l'impératrice, la femme que j'admirais depuis mon enfance. L'abandon de mes parents. Mes propres désillusions, toujours plus grandes à chaque nouvelle découverte sur l'Empire. Je revivais tout ça. Encore et encore.  Comme si mon cœur ne voulait pas tourner la page alors que mon esprit le souhaitait de toutes ses forces. Je pense qu'il va me falloir du temps avant que ces blessures-là guérissent. Après tout, ce sont les blessures du cœur qui sont les plus sensibles...

En attendant que Madame arrive, mes entraînements physiques avaient déjà commencé. Pour être tout à fait honnête, ce n'étaient pas tant des entraînements que des massacres de mes muscles. A chaque nouveau réveil le matin, je découvrais une autre zone douloureuse de mon corps. Des zones, donc des muscles, dont je ne soupçonnais même pas l'existence ! J'ai donc fait un constat : certaines personnes naissent naturellement sportives. Elles aiment se dépasser, sentir leurs muscles travailler, se rendre compte de leurs progrès, etc.

Mais je ne fais pas partie de ce groupe.

Je redoute chaque nouvelle séance. Savoir que je dois faire de la musculation avant le petit déjeuner avec Thaïs, puis une séance de lutte avec Célia, puis une séance de tir avec Jack en fin de journée, ça me sapait le moral avant même de commencer. Entre les parcours d'obstacles, les pompes, les abdos, le gainage, etc, etc,  je mourais plusieurs fois par jour. 

Heureusement, je ne passais pas tout mon temps à faire de l'exercice physique. Je devais aussi suivre des cours de mathématiques avec Janette, des cours de tactique militaire avec Conan et des cours de langue avec Newton. D'ailleurs, en plus d'apprendre les expressions qui étaient apparues dans le narielien républicain, je devais aussi corriger mon petit accent et mes expressions pompeuses d'ancienne aristocrate. Certaines étaient si ridicules que Newton explosait de rire rien qu'en m'entendant les dire. Mais surtout, il m'apprenait de nouvelles langues. Comme l'Empire était renfermé sur lui-même (malgré les transactions commerciales), je n'avais jamais eu le besoin de parler couramment une autre langue que le narielien car c'étaient les invités qui devaient s'adapter à nous. J'avais quelques bases, bien sûr, de quoi tenir une petite conversation avec des diplomates, mais c'était tout.

Cependant, les cours que j'appréciais le plus n'étaient pas ceux de langue, mais bel et bien les cours d'Histoire. Tout simplement parce que l'Histoire qu'on m'apprenait ici n'était pas la même que celle que j'ai apprise toute ma vie. Je m'étais déjà doutée quelque fois dans ma vie que certains événements relatés dans mes livres d'histoire étaient "un peu" embellis. Mais je ne pensais pas que des pans entiers de l'Histoire avaient été modifiés. Par exemple, on m'avait toujours dit que, lors de la Scission entre Valgone et Nariel, l'Empire avait accepté le cessez-le-feu pour reconstruire ses forces, mais qu'il aurait pu continuer la guerre s'il le souhaitait ! La vérité était tout autre. Les deux camps s'étaient épuisés et enlisés dans les combats. Aucun ne dominait réellement l'autre. Les pertes humaines se comptaient par millions, des régions entières étaient dévastées ( et forment aujourd'hui le no-man's-land) et les mutineries étaient de plus en plus fréquentes dans les deux armées. Toutefois, les Etats Majors étaient déterminés à poursuivre la guerre. Ce n'est que grâce à l'intervention des pays voisins que le massacre s'est enfin terminé. Ce que je découvrais, chaque jour, était rarement glorieux...

 Et c'est d'ailleurs pendant un cours d'histoire qu'elle est arrivée.

Madame.


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