Prologue

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Il y a des vies qui sont longues et d'autres qui sont courtes. Les plus présomptueux diront qu'ils mènent la leur à leur guise, qu'ils tiennent leur destin entre leurs mains. Il me semble que je l'ai cru moi aussi, il y a longtemps. Mais je ne le pense plus. Si on a une quelconque influence sur la vie, ce serait plutôt sur celle des autres. On peut ruiner la carrière d'un collègue, renverser un enfant en voiture et plonger sa famille dans le chaos, voter des lois pour les autres, mais conduire sa vie...

Certains événements surviennent à des moments bien particuliers. Ce sont les carrefours de notre existence. Ils nous imposent des choix, nous pouvons aller à droite, à gauche, mais tous les chemins ne mènent pas partout. Celui qui a déterminé ma vie s'est produit au lycée. J'étais en seconde, je venais d'avoir seize ans, l'âge où on peut entrer dans un bar. C'était à la fin du premier trimestre, je participais au journal de l'établissement. Et puis il y a eu cette affaire qui n'a pas tardé à alimenter les conversations. Celles des élèves, celles des enseignants, celles des parents et enfin celles de tous les gens, lorsque la presse s'en est emparée. Cela avait commencé comme une rumeur un peu nauséabonde. Une élève de terminale avait été violée par son professeur de philosophie. C'était du moins ce qu'elle prétendait. Je me souviens que certains étaient assez bêtes pour penser que le fait qu'il enseigne la philosophie était une circonstance aggravante, à croire que s'il avait été professeur de mathématiques ou d'économie, c'eût été moins grave.

Et puis la rumeur a enflé et bientôt des signes accusateurs apparurent sur les murs sous forme de graffitis. Une date, une initiale, l'ébauche d'un visage si simpliste que ça pouvait être n'importe qui. Un jour, un nom fut lâché, pour ainsi dire en pâture. Pavlof. C'était le coupable idéal avec un nom pareil. Cette homonymie malheureuse... qui était ce Pavlof ? Personne ne le savait au juste, mais chacun partageait ce vague souvenir sur ses travaux liés au comportement. Des réactions automatiques, incontrôlables, presque bestiales et donc monstrueuses. De plus, il était Tchèque et vacataire. Si c'était lui, c'était plus commode pour tout le monde.

Le climat était indescriptible. L'affaire Dreyfus, ça avait dû ressembler à ça. Quand son nom a été lâché, il n'a pas pu continuer à travailler. Des élèves lui crachaient dessus, des parents voulaient le pendre par les... enfin, vous voyez. D'autres, au contraire, soulignaient qu'il n'y avait pas la moindre preuve tangible contre lui, sinon c'est vrai, le témoignage de Katy, la victime. Vous imaginez bien que notre journal ne parlait plus que de cela. Nous n'étions pas tous d'accord. Moi, j'avais choisi mon camp : celui de Pavlof qui avait courageusement clamé son innocence au milieu de la cour et des quolibets. Ce qu'il avait fait m'avait impressionné et puis j'avais au fond de moi ce sentiment qui me poussait à me défier de la vindicte générale. Ça a duré un mois au cours duquel je suis devenu apprenti enquêteur. J'avais même interrogé Katy. J'avais la conviction qu'elle mentait. Un jour, elle est allée voir la police et a reconnu avoir tout inventé. On n'a jamais su pourquoi. Pavlof n'est jamais revenu au lycée. J'étais heureux, soulagé ou fier, je ne sais plus, de m'être trouvé dans le bon camp. Je suis sûr que cela avait dû être un immense réconfort pour lui que d'avoir eu des défenseurs. C'est là que je me suis rendu compte de l'importance que pouvait avoir un journal. Depuis ce jour, je n'ai plus eu qu'une idée : devenir journaliste. C'était le premier carrefour de mon existence.

Tous les autres n'ont pas eu cette importance mais le dernier a failli avoir raison de moi. C'était il y a neuf mois. Douze détenus s'étaient suicidés dans la même prison en huit semaines.

De toute évidenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant