Domicile d'Hélène Vinet 06 août - 06:22

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Malgré l'heure encore matinale, le soleil courait vers son zénith et il n'y avait pas le moindre nuage pour le contrarier. Sa chaude lumière envahissait la chambre d'Hélène dont l'appartement se situait à l'angle de la rue de Sully et du quai de Serbie. Au dernier étage d'un vieil immeuble bourgeois, son trois-pièces était au sens propre du terme un havre. Elle n'y amenait jamais personne ou bien c'était tout à fait exceptionnel. Cet endroit était le sien. Ses parents l'avaient acheté pour elle, peu de temps avant leur décès. Elle pouvait rester là pour toujours, personne ne viendrait l'en déloger. C'était si rassurant pour elle. Déplacer un meuble était déjà une épreuve difficile à surmonter. Un déménagement — auquel elle ne songeait jamais — serait plus qu'un traumatisme. Cela constituerait un véritable effondrement. Par chance, cela n'arriverait pas. À mesure qu'elle avait grandi et aussi plus tard dans sa vie d'adulte, elle avait trouvé de nombreux moyens pour vivre le plus normalement possible avec sa maladie. Moins encore que les gens normaux, les Aspergers n'aiment pas le changement. Le moindre dérangement dans leurs habitudes se transforme en angoisse irrationnelle, comme si on s'en prenait à eux, même lorsqu'il s'agit du retard d'un bus ou d'une coupure d'électricité. À l'extérieur, tout pouvait arriver et il fallait, autant que possible, s'y habituer.

Privée d'une partie du spectre des émotions humaines, Hélène était cependant une femme très intelligente et parvenait le plus souvent à compenser son handicap par des tactiques qu'elle avait mises au point au gré des situations qu'elle avait dû affronter. Elle en avait en tête des dizaines, sans doute même des centaines. Elle ne les avait jamais inventoriées, cela ne servait à rien. Il fallait seulement qu'elle retrouve la bonne lorsque l'une de ses habitudes se trouvait contrariée. Ce mécanisme réfléchi était devenu une seconde nature qu'elle gardait secrète. Hélène ne parlait jamais d'elle et encore moins de ses troubles. Elle n'avait de toute façon personne à qui parler. Les seules personnes qui l'avaient vraiment aimée étaient ses parents, mais cela faisait maintenant sept ans qu'ils n'étaient plus là. Ils étaient morts bizarrement, à quelques mois d'intervalle, alors qu'ils venaient de prendre leur retraite. Leur médecin n'avait pu fournir de cause médicale à leurs décès et il avait simplement indiqué qu'ils étaient morts de vieillesse, à tout juste soixante ans. Épuisement aurait été le terme le plus adéquat, mais il ne savait rien de ce qui avait été leur vie. Hélène elle-même ignorait le poids qu'elle avait fait porter, trente ans durant, sur ses parents. Ils lui avaient tout donné depuis son plus jeune âge. Il avait fallu lui apporter une attention sans relâche, lutter pour qu'elle puisse bénéficier d'une scolarité à laquelle tout enfant a droit, dénicher des centres de vacances qui acceptaient leur fille, lui trouver une formation professionnelle, mais aussi, chaque jour, jeter autant de passerelles que possible entre le monde de leur enfant et celui dans lequel elle devait apprendre à vivre.

Deux mois avant leur mort, Hélène leur avait rendu visite pour leur annoncer sa titularisation. Fièrement, elle leur avait montré la lettre qui faisait légalement d'elle un officier de police. Elle était assise face à eux. À ce moment précis, ils échangèrent un regard qui disait tout ce que mille phrases n'auraient pu exprimer. « Ils doivent être heureux », raisonna Hélène qui, grâce à son père, avait appris à décrypter ce qu'il appelait simplement le langage du corps. Bien sûr, ils étaient heureux, mais l'adjectif dont elle percevait difficilement la signification était loin de pouvoir décrire leur bonheur. Une somme inimaginable d'efforts les avait usés, leurs vies avaient été constamment rythmées par les problèmes de leur enfant, ils avaient laissé échapper, de leur plein gré, tant d'occasions d'être heureux pour eux-mêmes. Finalement, ils avaient réussi l'impossible : leur fille avait à présent son appartement ainsi qu'un travail sûr qu'elle pourrait garder toute sa vie. Elle n'avait plus besoin d'eux.

Aucune autre personne n'avait de place significative dans sa vie. Il y avait les collègues qu'elle côtoyait tous les jours, mais elle savait qu'aucun d'eux ne la comprenait, sauf peut-être son supérieur, dans une certaine mesure. Il y avait sa voisine de palier, une femme solitaire dont les chats lui rendaient parfois visite en passant par les balcons, le chauffeur de bus de la ligne 36 qui lui souriait chaque matin et aussi l'épicier situé près de chez elle avec qui elle parlait un peu et dont le magasin semblait ne jamais fermer. L'homme, qui devait avoir soixante ans, était affable et toujours souriant. Sa gentillesse et son regard tranquille convenaient à Hélène qui s'approvisionnait uniquement chez lui.

Un rayon de soleil s'apprêtait à glisser sur son lit lorsque le réveil sonna. Un chant d'oiseaux s'éleva, bientôt suivi du murmure d'une rivière. C'était la sonnerie de son réveil qui, même le dimanche, donnait le départ d'une nouvelle journée. Bien qu'elle ne comprenne pas pourquoi, elle savait que l'on s'habillait différemment pendant le week-end. Hélène l'avait simplement intégré comme une donnée dans un programme informatique. Elle poussa la porte coulissante de son armoire qui occupait tout un pan de mur. La partie gauche était occupée par les vêtements de printemps et d'été. Celle de droite contenait ceux des autres saisons. La plupart des femmes auraient été accablées par l'uniformité de sa garde-robe tandis que c'était pour elle une chose rassurante que d'avoir des vêtements similaires qui ne se différenciaient que par leurs teintes. Sur l'étagère du haut, elle avait disposé ceux qu'elle portait le samedi et le dimanche, sur celle du bas, ceux qu'elle utilisait pour le travail.

Sitôt habillée, elle fit chauffer un bol de café dans le micro-ondes. Plusieurs bocaux de café lyophilisé ainsi que plusieurs boîtes de sucre étaient impeccablement rangés dans le placard réservé au petit déjeuner. Elle avala hâtivement deux grandes tartines à la confiture de fraise en écoutant la radio. Une seule station était préréglée sur son poste. Elle n'écoutait jamais autre chose que France-Inter. Déjeunant à la minute près toujours à la même heure, les émissions qu'elle écoutait faisaient partie du rituel qui la rassurait. Mais c'était l'été et son cortège d'émissions nouvelles et de rediffusions. Elle ne retrouvait pas ses chroniqueurs habituels et c'était durant deux mois une réelle souffrance.

Dix minutes plus tard, Hélène alluma son ordinateur. Comme tous les matins depuis que le site existait, c'est à dire depuis le 23 mars 2001 — date qu'elle connaissait par cœur —, elle se connecta sur http://fr.wikipedia.org et entra la date du jour dans le moteur de recherche. En un instant, l'encyclopédie communautaire lui proposa plusieurs articles.

1223, Couronnement de Louis VII à Reims

1623, Urbain VIII est élu pape

1660, Mort de Diego Velasquez

Plus vite encore que son ordinateur, sa mémoire lui renvoyait presque mot pour mot l'intégralité des articles qu'elle avait lus les années précédentes. Elle entamait pour cette date le XIXe siècle.

1806, Fin du Saint-Empire romain germanique

À une vitesse qui aurait fait pâlir d'envie des milliers d'étudiants, elle lut l'imposant chapitre consacré à l'événement. En moins de vingt minutes, elle avait gravé pour toujours dans son insatiable et indéfectible mémoire une partie de l'histoire des Carolingiens et des ottoniens, les armoiries du Saint-Empire ainsi que son étendue géographique en 1600.

Lorsqu'elle fut enfin repue de connaissances nouvelles, elle éteignit son ordinateur, regarda le Rhône depuis la fenêtre de sa cuisine et partit se promener le long du quai de Serbie pour y regarder les péniches accostées, comme elle le faisait chaque dimanche lorsqu'il ne pleuvait pas.

De toute évidenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant